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« Histoires d’oeils », de Philippe Costamagna

Histoire d'oeils

Un Bronzino miraculeux

Voici un métier singulier, rare et secret. Jusqu’à ce livre, il n’avait même pas de nom en français. C’est le métier d’une centaine de personnes dans le monde, qui, grâce à un mystérieux mélange de savoir et de sensibilité, sont appelés pour reconnaître tel ou tel tableau. Ce sont des « œils », comme dans la parfumerie il y a des « nez ». Dans ce livre, Histoire d’oeils, Philippe Costamagna (1) raconte, dans la première partie du récit, comment un jour il a attribué un Bronzino maintenant réputé un des chefs-d’œuvres de l’art mondial. Il relate également comment il en est arrivé là, ses maîtres spirituels, ses expériences. Bref, un livre passionnant.

« On dit un œil, des yeux. Je voudrais, moi, vous parler d’un métier insoupçonné et fascinant, celui des « oeils »… »

Selon l’auteur, l’œil a pour fonction de découvrir des paternités aux tableaux à partir de son seul regard. Sa tâche est de voir. Pour cela, il ne saurait se dispenser d’un contact direct avec chaque œuvre. Sa tache consiste à proposer un nom. C’est un véritable métier, peu connu et révélé à l’éditeur qui a souhaité publié le livre. Ce métier, que l’on appellerait en France « attributionniste », terme que Philippe Costamagna considère comme affreux ! C’est une profession qu’il exerce depuis une trentaine d’années. Cela induit une connaissance poussée des techniques picturales, des matériaux utilisés, de la manière d’un peintre.

 

Une révélation

Quand un œil est confronté à une œuvre dont il est le seul à pouvoir reconnaître l’auteur, on dit qu’il fait une découverte. Plus l’artiste est important, plus sa découverte est importante, et si l’œuvre en question est un chef-d’œuvre, exécuté par un grand maître, alors on peut parler de « grande découverte ».

C’est bien d’une grande découverte, chose très rare pour un œil, dont il s’agit.

« Par hasard ». C’était au mois d’octobre 2005, Philippe Costamagna se baladait avec son ami Carlo Falciani, spécialiste comme lui de la peinture italienne du XVIe s.

La découverte eut lieu dans le musée des Beaux-Arts de Nice, où la femme de son ami souhaitait elle aussi observer certaines œuvres. C’est alors un véritable éblouissement :

« Le soleil, souvent présent sur la baie de Nice, était haut dans le ciel ce jour-là et laissait pénétrer ses rayons dans la galerie selon un angle aigu. Je me souviens que nous bavardions, tout en jetant un coup d’œil distrait aux collections, de tout autre chose, peut-être du tableau que nous allions voir le lendemain, quand nos yeux se sont arrêtés sur un Christ accroché au bout du couloir, aux pieds duquel tombait un rayon de soleil qui faisait reluire des ongles à la texture porcelainée que je reconnaîtrais entre mille. « Tu vois ce que je vois ? » m’a demandé Carlo. Le bavardage a laissé place à un silence époustouflé. Nous voyions bien la même chose. A la faveur de ce rayon de soleil providentiel s’était révélé le Christ en croix de Bronzino, peint par l’artiste à l’intention de la famille florentine des Panciatichi (2), vers 1540, une œuvre jusqu’alors perdue et vainement recherchée des connaisseurs de la peinture florentine de cette époque. »

Bronzino
Bronzino (1503-1572), Crucifixion, Collection Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice. 

La révélation tient alors à peu de choses… l’éclat de la lumière sur un orteil du Christ ! « S’il n’y avait pas eu ce rayon de lumière naturelle, nous n’aurions pas eu cette révélation du tableau de Bronzino », confie Philippe Costamagna. En réalité, cette reconnaissance repose sur une énorme érudition. « Lorsque l’on est spécialiste d’un artiste, on rentre dans sa manière, on sait avant lui comment va être la touche de l’artiste, même l’invention de la pose. » Il faut connaître par cœur la production de l’artiste…

Le tableau en question était perdu, et était connu uniquement par la description qu’en donne Giorgio Vasari dans ses Vies, commande du grand duc de Florence pour mettre en avant toute la peinture florentine. Curieusement, Vasari n’aimait pas tellement Bronzino, son contemporain. Vasari décrit ce tableau en qualifiant l’œuvre d’extraordinaire. « Pour Bartolomeo Panciatichi, il fit le tableau d’un Christ crucifié, exécuté avec tant de soin et tant d’application, qu’on voit bien qu’il prit pour modèle un véritable corps mort mis en croix. »

« Lorsque l’on a levé le regard, nous avons entendu les mots de Vasari », confie l’auteur.

 

bronzino madone
Bronzino, La Madone Panciatichi, vers 1541, Galerie des Offices, Florence.

Mais une grande découverte est rarement acceptée sans discussion par les autres historiens de l’art. Michel Laclotte l’accuse alors de trop boire ! Il faudra attendre qu’il se rende à Florence en 2010, à l’exposition Bronzino du Palais Strozzi, pour qu’il change d’avis. Le Christ de Nice était le premier tableau en entrant dans la salle dédiée aux Panciatichi, face à la Vierge à l’Enfant, peinte pour le même couple. Entre ces deux images, les portraits des époux, côte à côte.

 

(1) Philippe Costamagna est né en 1959, il est spécialiste de la peinture italienne du XVIe siècle, et dirige le musée des Beaux-Arts d’Ajaccio. Il est l’auteur d’une biographie de Pontormo (Gallimard, 1995). Il a consacré sa thèse aux portraits florentins du XVIe siècle.

(2) Les époux Panciatichi étaient des banquiers florentins, riches et puissants, mais aussi engagés en faveur d’une réforme interne de la foi catholique tenant compte des objections de Luther. Ils sont les parfaits représentants de la bourgeoisie marchande triomphante de cette époque.

 

Philippe Costamagna, Histoires d’oeils, Grasset, 20€.

http://www.grasset.fr