peinture, Une vie, une oeuvre

Edvard Munch. Un peintre et ses démons

« La peinture est pour moi une maladie, une ivresse, une maladie dont je ne veux pas me débarrasser, une ivresse dont j’ai besoin. »

« Tout ce que je peins, je l’ai vécu. Mes toiles sont mon journal intime. »

Edvard Munch

Aujourd’hui, Le Cri est un véritable emblème de la peinture moderne.

Pourtant, de son temps, Edvard Munch a incarné l’image du génie méconnu et marginal. Il était en effet très décrié et considéré comme fou.

La vie de Munch a nourri son oeuvre de manière très importante. L’artiste va entretenir une proximité avec la mort dans sa connotation la plus affective. Il grandit dans une famille de cinq enfants. Son entourage affectif est décimé par la tuberculose, sa mère meurt lorsqu’il n’a que 5 ans, sa sœur, Sophie, meurt à l’âge de 15 ans, il perdra également un frère.

Sa carrière de peintre débute aux alentours de 1880, dans l’un des pays les plus pauvres d’Europe, la Norvège. A cette époque, la capitale Oslo, s’appelle encore Kristiania. La ville n’est alors qu’une modeste métropole de 130 000 habitants où la misère est extrême.

 

« Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu ».

« Je n’ai rien de plus à offrir que mes toiles. Sans elles, je ne suis rien. »

 

A 17 ans, sa vocation de peintre s’impose à lui. Il abandonne alors ses études d’ingénieur. A 23 ans, il peint les premières versions de Puberté, et l’Enfant malade. 

Dans une ville comme Oslo, à l’esprit étroit, ses œuvres soulèvent une vive polémique.

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Puberté, 1886
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L’Enfant malade, 1885-1886, Galerie Nationale d’Oslo, Norvège.

 

D’un point de vue pictural, Munch s’inscrit dans une double tradition:

  • La tradition norvégienne, la « bohême de Kristiania », qui conteste l’autorité académique.
  • La tradition naturaliste plus internationale, qui a un poids assez fort. Munch peut être relié au naturalisme notamment dans le choix de sujets contemporains. Il n’adhérera pas à tout un pans du symbolisme. Munch introduit une étrangeté par la lumière et la couleur. Il reste un naturaliste durant les années 1890.

 

A Åsgårdstrand , il achète une maison de pêcheur. La frise de la vie y voit le jour.

En 1899, La Danse de la Vie, met en scène la blanche déesse, la rouge garce et la noire messagère de la mort. Il prend part à la scène vêtu de noir au centre.

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Autoportrait, 1886, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

A la Galerie Nationale norvégienne, une salle est dédiée au peintre de son vivant. On y retrouve aujourd’hui encore toutes ses œuvres les plus célèbres…

 

Le décès de sa mère marque profondément Munch, alors âgé de 6 ans, et deviendra un thème récurrent de ses œuvres. Il s’est notamment représenté au centre du tableau La Mort dans la chambre de la malade.

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La Mort dans la chambre de la malade, 1893, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

En 1891, alors âgé de 28 ans, Munch peint pour la première fois Mélancolie, évocation de la solitude humaine.

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Autoportrait à la cigarette, 1895, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

« Munch est sans conteste un précurseur, de par sa manière radicale de sonder les profondeurs de l’âme moderne. Néanmoins, son œuvre ne se résume pas uniquement à la jalousie, à la mort, et à la maladie. Son intérêt réside également dans le processus créatif, dans des sujets qui restent actuels, et dans cette recherche continuelle d’un langage et d’un style propre » (Nils Ohlsen, Musée national d’Oslo)

Munch retouche à maintes reprises l’Enfant malade… Il l’a gratte et dilue les couleurs à l’aide de la térébenthine. Il peint cette toile en mémoire de sa sœur Sophie, décédée de la tuberculose à l’âge de 15 ans.

Il n’a que 25 ans lorsqu’il expose pour la première fois seul, à Oslo. Mais les 110 œuvres de l’exposition sont violemment démolies par la critique, en particulier, l’Enfant malade.

Il se rend régulièrement dans sa maison de pêcheur à Åsgårdstrand , même en hiver.

Malgré l’échec de sa première exposition, il obtient plusieurs bourses d’Etat successives et part à Paris, où il s’inscrit à l’atelier de Léon Bonnat. Il visite le Louvre, fréquente les expositions des impressionnistes et découvre les expositions de Paul Gauguin.

Il peint de nouvelles toiles à Åsgårdstrand : Les jeunes filles sur le pont.

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Les Filles sur le pont, 1901, Kunsthalle de Hambourg, Allemagne

C’est alors que son père vient à mourir.

« Je vis avec les morts. Ma mère, ma sœur, et maintenant mon père. Surtout lui, que n’a-t-il souffert par ma faute. »

S’en suivent des années d’errance à travers la France et l’Allemagne. Depuis ces contrées lointaines, Munch écrit à ses sœurs, ainsi qu’à sa tante Karen. Il est continuellement à court d’argent.

Lors d’un voyage vers le Havre, il contracte une fièvre rhumatismale ainsi qu’une bronchite et séjourne deux mois à l’hôpital. Il y apprend que sa sœur Laora a été internée à l’asile d’Oslo pour neurasthénie.

En réalité, elle a tenté de se suicider.  C’est aux abords de ce même asile que Munch peindra une créature poussant un cri.

Sa première grande exposition à Berlin au printemps 1892, alors qu’il n’a que 29 ans, déclenche un scandale. Ses toiles sont retirées des murs au bout d’une semaine seulement. Du jour au lendemain, il devient célèbre. Cette notoriété nouvelle l’encourage à continuer dans cette voie.

Le tableau représentant sa sœur Inger fait également partie du catalogue. La jeune avant-garde allemande est enthousiasmée. Elle voit dans son œuvre non pas quelque chose de grossier, mais au contraire de totalement novateur.

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Portrait de la soeur de l’artiste, « Inger en noir et violet », 1892, Musée national d’Oslo

Mai Britt Guleng, Nationalmuseum Oslo : « Munch a toujours à l’esprit l’oeil du spectateur. Il peint chaque toile de façon à ce que s’établisse une rencontre entre l’œuvre et celui qui la rencontre. Une œuvre qui touche personnellement le spectateur »

 

« J’ai vécu la période de l’émancipation de la femme. Durant cette période, l’homme est devenu le plus faible. »

Par le passé, Edvard Munch a été profondément blessé par des relations avec des femmes artistes. En 1897, il rencontre Mathilde Larsen, celle que l’on surnomme Tulla, fille de l’un des plus grands marchands de vin d’Oslo. Elle se révèle être une croqueuse d’hommes. En 1898, ils partent en voyage en Italie. Elle souhaite que Munch l’épouse. Mais ce dernier a peur de devenir dépendant et de perdre sa liberté d’artiste.

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Mathilde « Tulla » Larsen (1869-1942)

En 1902, ils se retrouvent à Åsgårdstrand , elle aurait prétexté une maladie. Ils boivent, se disputent, Munch se retrouve blessé à la main gauche par un tir de son propre pistolet… Il perd une phalange à la main gauche… Son outil de travail si précieux…

Après cet épisode traumatisant, Munch coupe tout lien avec Tulla.

Fin 1902, il est de retour à Berlin, et loue un atelier au n° 82 de la Lutzowstraẞe.

Il fait l’acquisition d’un appareil photo KODAK. La photographie le fascine. Un moyen d’étendre son propre regard. Il cherche à découvrir le moyen de dilater encore plus l’espace.

Dans le Cri, on retrouve cette imposante perspective qui fuit vers le haut, qui fait basculer l’espace vers l’avant et donne le sentiment que les personnages glissent vers l’observateur.

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Le Cri, 1893, Galerie nationale d’Oslo, Norvège.

Ce tableau pose la question: comment peindre la souffrance ? Dans l’art ancien, il s’agissait de peindre l’instant juste avant la souffrance à son paroxysme. Munch va peindre au contraire le moment le plus épouvantable, avec ce Cri, dont il peindra une série de pastels, de toiles. Ce personnage, sur un pont, la bouche ouverte verticalement, est le résultat d’un travail de tâtonnements. On croit souvent que le titre s’applique au son muet de ce cri. Mais le « cri » est celui de la nature. Sur la passerelle, on aperçoit deux ombres qui s’avancent. On voit au loin le fjord et un ciel de sang, ainsi que deux petits navires qui dérivent. A droite, un panneau rouge.

« J’aperçus le long cri sans fin traversant la nature »

Cette posture des deux mains couvrant les oreilles est tout à fait inédite. La mélancolie ancienne, représentée une main sur l’oreille, comme dans la Mélancholia de Dürer, était la norme.

Les obliques, ainsi que les lignes serpentines du Cri renforcent cette impression de stridence et de mouvement.

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Le Cri, 1893, détail.

 

Malgré les souvenirs douloureux vécus à Asgardstrand, il y passe les étés suivants.

Son thème de prédilection : l’irréductible fossé entre l’homme et la femme.

Pourtant, des démons continuent de hanter son âme. Son envie de boire devient de plus en plus violente. Il change physiquement.

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Autoportrait à la Marat,  clinique du Dr. Jacobson, Copenhague, 1908-1909

 

En 1906, il retourne à Berlin.

Munch expérimente la double exposition. Il cherche à adoucir les contrastes. Il joue sur la perspective afin de traduire la solitude dans son Autoportrait avec une bouteille de vin.

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Autoportrait à la bouteille de vin, 1906

En Allemagne, il plonge dans une dépression. « En moi cohabitent deux Munch. » Il boit tous les jours, et ne parvient plus du tout à se passer du vin. Ses démons le propulsent au sommet de son art : La Mort de Marat.

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La Mort de Marat, 1907, Musée Munch, Oslo

En Allemagne, il est de plus en plus prisé par les collectionneurs. En Norvège, les critiques ne faiblissent pas…

Il loue une petite maison à Warnemünde, ancien village de pêcheur où il peint des scènes de la vie au bord de la mer.

Sa dépendance à l’alcool ne va qu’en s’aggravant.

« Je connaissais des périodes d’intense euphorie et d’intense désespoir »

A l’été 1908, il passe ses journées à peindre sur la plage, à Warnemünde.

Les maîtres nageurs font office de modèle pour son immense triptyque représentant des hommes au bain:

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Hommes se baignant, 1906-1907, Musée Ateneum, Helsinki, Finlande

 

C’est alors qu’il commence à développer un délire de persécution. « Il était inévitable que je finisse par dérailler. »

Il fut victime d’une légère attaque cérébrale.

A l’automne 1908 à Copenhague, Munch est victime d’hallucinations et ressent une paralysie. Un ami le conduit dans une clinique psychiatrique dans la ville. Il utilise son appareil photographique pour retrouver l’homme derrière le masque.

Munch séjournera 8 mois au sanatorium. Il est de nouveau sur pieds. Les infirmières apprécient l’artiste fou et se laissent volontiers prendre en photo.

Son médecin, le célèbre Daniel Jacobson, devient son modèle.

 

Le succès artistique de Munch à l’étranger, a une répercussion directe en Norvège. Le roi le décore de l’ordre de Saint-Olaf. Il devient un homme riche

Dans un archipel au large du Fjord d’Oslo, il loue une ferme et s’y construit un nouvel atelier.

Il est devenu un véritable « moine » (ce que signifie son nom en norvégien). Il garde ses distances avec Oslo.

En 1912, il perce avant sur la scène internationale. Lors de l’exposition Sonderbund à Cologne, on réserve à 35 de ses toiles une place d’honneur au milieu de celles de Picasso, Cézanne et van Gogh.

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L’exposition Sonderbund à Cologne en 1912. on y aperçoit notamment l’Enfant Malade, Les Filles sur le pont et  la Madone de Munch.

 

Le Cri, devenu aujourd’hui une des toiles les lus célèbres, ne participe pourtant pas au triomphe. Des clichés montrent que le Cri était accroché en hauteur.

Pour nous, il s’agit sans conteste de la toile qui incarne mieux la vulnérabilité, l’isolation et l’angoisse de l’homme moderne.

 

Il achète en 1916 une maison dans les faubourgs d’Oslo, à Skoyen. C’est le début d’un grand isolement. Il se coupe de la vie affective. Dans cet atelier, il vivait au milieu de ses créations.

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L’artiste dans son atelier à Oslo, 1943

A la fin de sa vie, Munch reste fidèle à sa peinture. Il reste éloigné des courants artistiques de son époque, notamment le cubisme et l’art abstrait des années 1920.

Munch aime reprendre ses œuvres. Ces copies constituent une ressource non négligeable pour l’artiste. : après avoir vendue La jeune fille malade, il souhaite la reprendre pour lui. Dans ses différents ateliers, il vendait et refaisait ses œuvres car il voulait les garder et vivre avec. D’une part, une sorte d’auto-référence : une spirale autour de sa propre œuvre. D’autre part, il lui faut bien contenter les collectionneurs.

Munch, âgé de 70 ans, est alors le peintre scandinave le plus célèbre. Il a rejoint le cercle des « classiques de la modernité ».

Il souffre de cataracte. Peindre devient plus difficile…

A Ekely, il erre dans son immense bâtisse.

En Allemagne, les Nazis relèguent son art au statut d’ »art dégénéré », et retirent officiellement, en 1937, 82 tableaux de Munch exposés dans les musées allemands. Le peintre norvégien sera profondément remué par cette situation, antifasciste mais considérait l’Allemagne comme sa seconde patrie.

 

Il meurt le 23 janvier 1944, à Ekely, à l’âge de 81 ans, des suites d’une pneumonie.

Il avait fait don à la mairie d’Oslo après l’invasion allemande, le 18 avril 1940, de la plus grande partie de sa collection personnelle, environ un millier de tableaux, 4 500 dessins et aquarelles et six sculptures.

 

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La Danse de la vie, 1899, Galerie Nationale d’Oslo.

 

La seule chose qui lui importait, était d’exprimer ce qu’il ressentait…

 

 

Pour approfondir:

A lire: Atle Naess, Munch. Les couleurs de la névrose. Hazan, 2011

A écouter: « Une vie, une oeuvre », par Matthieu Garrigou-Lagrange, France Culture, « Edvard Munch », émission du 24/12/2011

A regarder: Edvard Munch. Un peintre et ses démons. Un documentaire de Wilfried Hauke. ARTE, 2013.

Une vie, une oeuvre

Manet, le secret

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Sophie Chauveau est connue en librairie pour sa grande série publiée chez Télémaque et consacrée aux peintres italiens du Quattrocento : Lippi, Botticelli, De Vinci (1), ou encore sa biographie de Diderot (2), et celle du peintre Fragonard (3), salué par les spécialistes du XVIIIe siècle. Ses ouvrages se situent entre récits biographiques et écriture romanesque. On le constate encore avec son dernier roman, consacré au peintre Edouard Manet, artiste majeur du XIXe siècle, et initiateur de la peinture moderne.

Qui était vraiment Manet ? Sophie Chauveau nous brosse le portrait d’un homme complexe, dans une époque en mutation : la fin du XIXe siècle, le Second Empire, la Commune de 1871, la Troisième République.

 

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Edouard Manet, photographié par Nadar, 1874.

 

Pourquoi avoir eu envie d’écrire un livre sur Manet ?

« C’est un des plus grands peintres du monde ! Donc c’est facile d’aimer Manet. D’autre part, c’est une clef pour entrer dans le XXe siècle. Picasso a dit : Je ne serais pas peintre sans Manet. »

Manet vient d’une bonne famille. Son père veut qu’il fasse du droit, Manet n’en a pas du tout envie, il s’engage dans la Marine et part au Brésil.

Le scandale vient, mais pas la notoriété picturale… Manet détruit ses tableaux jusqu’à trente ans. Une fois sur deux, ses toiles sont refusées au Salon officiel. Aujourd’hui, nous sommes incapables de comprendre pourquoi le vert du Balcon fait scandale. Et pourtant, à l’époque, Manet est considéré comme un révolutionnaire. Un « rebelle en redingotes », selon les mots de l’auteur !

 

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Le Bain ou Le Déjeuner sur l’herbe, 1862, Paris, Musée d’Orsay.

Le Déjeuner sur l’herbe : Pourquoi un tel scandale ?

Une femme nue entre deux hommes habillés, en train de discuter. Nous sommes en 1863 à Paris. L’outrage s’est passé au sein même du Palais de l’Industrie, qui héberge tous les ans le Salon officiel de peinture. Le tableau de Manet n’aurait jamais dû y être exposé, car il faisait partie des quatre mille œuvres refusées cette année-là. Afin de calmer la colère des artistes et soucieux de sa popularité, l’empereur Napoléon III vient d’ordonner la création d’un Salon des Refusés. A l’époque, seuls les sujets tirés de l’histoire ou de la mythologie peuvent justifier la nudité.

Le Déjeuner sur l’herbe bafoue toutes les conventions morales et picturales. L’Académie dicte des règles incontournables, garante du « bon goût »… Imiter les anciens, réaliser des œuvres à l’aspect fini ; et surtout, privilégier le travail à l’atelier, sur celui en plein air.

Au XIXe siècle, la bourgeoisie a pris le pouvoir, et est très sérieuse. Ce mélange nu/habillés, cette décontraction… est insupportable !

« Ce qui me touche dans son travail, c’est sa précision et sa sincéritéIl peint ce qu’il voit, et cela nous parle encore aujourd’hui ! C’est inacceptable pour l’époque » S. C.

 

Pourquoi un tel titre, si mystérieux ?

« Ce n’est pas moi qui aie eu l’idée de rajouter Le Secret au titre, c’est mon éditeur, et effectivement, ce sont des tas de secrets à tous endroits. »

Parmi ces secrets, un secret de famille. En effet, Manet n’aurait jamais reconnu son fils, Léon, qu’il aurait eu avec sa femme Suzanne Leenhoff, pianiste d’origine hollandaise. La raison de ce refus d’assumer l’enfant est assez énigmatique, de même que les relations qu’il entretenait avec cet enfant. Ce dernier l’avait toujours appelé « parrain », d’où une certaine ambiguïté. Manet n’a cessé de le prendre comme modèle tout au long de sa vie. Il figure notamment dans le célèbre Déjeuner dans l’atelier, peint dans l’appartement familial de Boulogne-sur-mer.

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Le Déjeuner dans l’atelier, 1868, Munich, Neue Pinakothek. 

Manet a également entretenu une relation secrète avec Berthe Morisot, une des rares femmes à s’être imposée dans le groupe des impressionnistes. Un amour impossible, Manet étant déjà marié, ils se cacheront jusqu’à ce que Berthe épouse le frère de Manet. Sophie Chauveau va même plus loin : Berthe serait tombée enceinte de Manet, et aurait perdu l’enfant. Beaucoup de secrets, donc.

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Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872, collection particulière.

 

Manet, peintre des écrivains…

Manet a entretenu plusieurs amitiés sincères avec certains écrivains contemporains : Baudelaire, Zola, Mallarmé, dont il fera le portrait en 1876.

« Chez Manet, ce qui me plaît, c’est sa capacité à l’amitié » S. C.

Il fut très proche de Charles Baudelaire. « C’est un cerveau qui voit, Baudelaire, qui rencontre un œil qui pense, Manet. » Cette belle formule de l’écrivain Claude Arnaud traduit bien cette connexion que les deux artistes pouvaient entretenir. D’ailleurs Manet rendra de nombreuses fois hommage à son ami poète dans ses œuvres : le chat noir de l’Olympia, citation baudelairienne, ou encore le tableau de Jeanne Duval, maîtresse de Baudelaire. Pourtant, Manet n’est pas un peintre cérébral, ni nostalgique, ni théoricien de la peinture. Baudelaire a certainement voulu penser pour Manet. Ce dernier n’en avait pas besoin. C’est le divorce. Paradoxalement, on a peu de grands textes de Baudelaire sur son ami peintre, seulement des lettres, des passages dans les Salons.

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Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, 1864, Musée d’Orsay. A l’extrême droite, en bas, portrait de Charles Baudelaire; derrière lui, la main dans la poche, Edouard Manet.

… et ami des peintres

Mais Manet était aussi proche de ses confrères impressionnistes, même s’il ne s’était jamais considéré comme tel, et encore moins comme leur leader. Il entretenu une grande amitié avec le peintre Edgar Degas. Ce dernier avait été séduit par les idées progressistes de son confrère. La rencontre a lieu alors qu’ils copient au Louvre, à quelques mètres l’un de l’autre. Séduit par le talent de Degas, alors qu’ils ne se connaissent pas encore, Manet s’avance et lui dit : « Délaissez les grands thèmes de l’histoire, consacrez-vous plutôt à peindre la vie ! » Les deux hommes appartiennent à la haute bourgeoisie, ils sont du même monde, se plaisent, se reconnaissent.

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Edgar Degas, Monsieur et Madame Edouard Manet, 1869, Musée d’art de Kitakyushu, Japon.

Mais Manet est un homme de caractère. Son ami Degas l’avait peint, dans l’intimité, aux côtés de sa femme Suzanne, jouant du piano. Mais Manet, trouvant sa femme très mal peinte, décida de découper le tableau verticalement, à l’endroit même du visage. Degas sera très vexé, et on le comprend !

 

Les relations avec Paul Cézanne sont beaucoup plus tendues. C’est Claude Monet qui rapporte cette anecdote amusante. La scène se passe au café Guerbois, avenue de Clichy, le rendez-vous favoris des artistes dans les années 1870. Cézanne, après avoir serré les mains à la ronde, s’arrête devant Manet, toujours tiré à quatre épingles, et refuse de lui donner la main. Cézanne lui aurait dit : « Je ne vous sers pas la main, Mr Manet, je ne me suis pas lavé depuis 8 jours… »

Les deux se détestaient, et pourtant, ils sont du même monde. Manet, fils de juge parisien, Cézanne l’héritier d’un banquier d’Aix en Provence. Ils rivalisent avec les mêmes célébrités : les peintres académiques.

 

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Edgar Degas, Portrait d’Edouard Manet, vers 1866-1868, Mine de Plomb, Paris, Musée d’Orsay.

 

 «Chaque époque est dotée par le ciel d’un artiste chargé de saisir la vie de son temps et d’en transmettre l’image aux époques suivantes. C’est toujours des pierres dont on a lapidé l’homme, qu’est fait le piédestal de sa statue.»

C’est par cette belle citation que Sophie Chauveau conclue son roman, tout en subtilité, nous dévoilant l’homme derrière l’artiste.

 

SOPHIE CHAUVEAU, Manet, le secret

Collection Folio (n° 6096), Gallimard.

Parution : 24-03-2016

 

 

Les propos de l’auteur retranscris dans cet article sont tirés d’une interview accordée à Web TV Culture. http://www.web-tv-culture.com/manet-le-secret-de-sophie-chauveau-719.html

 

Références :

(1) La Passion Lippi, 2003

Le Rêve Botticelli, 2005

L’Obsession Vinci, 2007

(2) Diderot, le génie débraillé, 2009

(3) Fragonard, l’Invention du bonheur, 2011

Documentaire, Une vie, une oeuvre

Marina Abramovic, The Artist is Present (2012)

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« C’est dur de faire quelque chose de proche du néant » Marina Abramović

 

Depuis le début de sa carrière à Belgrade dans les années 70, Marina Abramović s’est imposée comme une pionnière et l’une des références du Body Art (1). Connue pour ses mises en scène convoquant fréquemment la nudité et la privation comme modes d’expression corporelle dans lesquelles le corps est à la fois son sujet et son instrument, elle est l’une des rares artistes de sa génération à être encore active dans ce domaine.

Ses performances parfois extrêmes, documentées par des photographies en noir et blanc commentées, sont restées uniques. Dès 1973, date de ses premières expérimentations sur son propre corps souvent mis à nu, Marina Abramovic pousse aux extrêmes les limites de la relation qu’elle élabore avec le public. Dans le cadre de Rythms, une série de performances réalisées de 1973 à 1975, un des spectateurs lui sauvera même la vie. Allongée nue, au milieu d’une étoile tracée au sol et enflammée, la jeune femme avait en effet perdu connaissance, intoxiquée par la fumée.

Dans Rythm 0, elle avait laissé le public sans directives précises avec 72 objets à sa disposition (crayon, hache, ciseaux, etc.) et elle-même, nue. La performance fut interrompue lorsqu’elle se retrouva avec un pistolet chargé dans la bouche.

En 1975, dans Art must be beautiful, elle se filme, torse nu, brossant ses cheveux longs avec de plus en plus de violence, en répétant la phrase du titre pendant près de quinze minutes. Le visionnage de cette vidéo qui souligne la concentration de l’artiste, son pouvoir d’abnégation, reste une véritable épreuve pour le spectateur. 

Cette même année, Marina Abramovic rencontre le Hollandais Ulay avec qui elle réalisera toutes ses performances jusqu’en 1988. Désormais, celles-ci explorent la question du double et de l’altérité, mais également les positions du féminisme envers l’égalité entre les sexes.

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Marina Abramovic et Ulay, AAA-AAA (performance RTB, Liège) 1977

 

Le documentaire Marina Abramović: The Artist is Present nous plonge dans le monde de l’artiste, la suivant alors qu’elle prépare ce qui est certainement le moment le plus important de sa carrière : une rétrospective majeure de son œuvre, qui s’est tenue de mars à mai 2010 au MoMA de New York. Elle occupait plusieurs étages, la plupart dédiés aux premiers chapitres de la carrière de l’artiste.

Mais l’événement de cette rétrospective était la nouvelle performance de l’artiste : deux chaises face à face, l’une accueillant l’artiste, l’autre le public se relayant, pour un échange, les yeux dans les yeux, en silence.

Durant les trois mois de l’exposition, le film suit Marina, jour après jour, restée quotidiennement assise sept heures et demi sans manger, boire, ou se lever, un exploit d’endurance mentale et physique ; un défi, même, pour une habituée de ce type de performances.

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L’expérience se révèle un surprenant facteur de rassemblement social, brassant des personnes de tous âges, de toutes origines, de toutes catégories. Conséquence du « dialogue direct des énergies » entre Marina Abramović et le public, l’émotion devient palpable : certains fondent en larmes, d’autres s’illuminent de sourires.

 

Un moment est particulièrement émouvant, lorsque Ulay , ex compagnon de l’artiste, s’assoit en face d’elle… Il est venu par surprise, sans prévenir l’artiste qui ne pouvait soupçonner quoi que ce soit : la dernière fois que l’un et l’autre s’étaient vus, c’était trente ans plus tôt, le jour de leur séparation, sur la muraille de Chine !

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En tout, près de 750 000 personnes ont assisté à la performance…

 

(1) L’expression body art réunit des artistes qui travaillent ou on travaillé avec le langage ducorps afin de mieux interroger les déterminismes collectifs, le poids des rituels sociaux ou encore les codes d’une morale familiale et religieuse. Durant la période fondatrice, comprise entre le début des années 1960 et la fin des années 1970, le corps apparaît fréquemment comme le vecteur de la contrainte et de la rébellion. Les expériences exécutées directement sur lui expriment les remises en cause des idées préconçues sur nos manières d’être.

 

 

Date de sortie : 12 décembre 2012 (France)
Documentaire réalisé par Matthew Akers
Durée : 1h 46m
Bande-annonce

 

A lire :

Bénédicte RAMADE, « ABRAMOVIC MARINA (1946- ) ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 15 septembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/marina-abramovic/

Exposition, Une vie, une oeuvre

Paula Modersohn-Becker, précurseur oubliée de l’art moderne

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Paula Modersohn-Becker, Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine, vers 1905. Coll. Von der Heydt-Museum, Wuppertal

 

Paula Modersohn-Becker voulait peindre et c’est tout. Elle était amie avec Rilke. Elle n’aimait pas tellement être mariée. Elle aimait le riz au lait, la compote de pommes, marcher dans la lande, Gauguin, Cézanne, les bains de mer, être nue au soleil, lire plutôt que gagner sa vie, et Paris. Elle voulait peut-être un enfant. Elle a existé en vrai, de 1876 à 1907.

C’est ainsi que l’écrivaine Marie Darrieusecq décrit l’artiste allemande Paula Modersohn-Becker, dans sa biographie Être ici est une splendeur. Vie de Paula Modersohn-Becker (1).

Le Musée d’Art moderne de la ville de Paris présente la première monographie en France de cette artiste qui bien que méconnue du public français, est très populaire en Allemagne et est aujourd’hui considérée comme une figure majeure de l’art moderne.

Marie Darrieusecq a donc tenté de réparer cette injustice :

« Plus j’ai découvert son œuvre, plus je me suis dit que c’était insupportable qu’elle ne soit pas connue ici. Plus je l’aimais, plus je voulais la montrer, tout simplement. »

Résolument moderne et en avance sur son temps, la peintre fait preuve d’une esthétique personnelle audacieuse. Si les thèmes abordés sont caractéristiques de son époque (autoportraits, mère et enfant, paysages, natures mortes…), sa manière de les traiter est novatrice. Ses tableaux se démarquent par une force d’expression dans la couleur, une grande sensibilité et une grande capacité à saisir l’essence de ses modèles. Malgré sa courte carrière artistique réduite seulement à une dizaine d’années, l’artiste nous transmet une œuvre extrêmement riche que l’exposition retrace à travers 130 peintures et dessins dans un parcours chronologique et thématique. Un parcours unique et sensible.

 

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L’artiste Paula Modersohn-Becker

Après une formation à Berlin, elle rejoint, en 1898, la communauté artistique de Worpswede, dans le nord de l’Allemagne, où elle rencontre son futur époux, Otto Modersohn, également peintre.

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Autoportrait au sixième anniversaire de mariage, 25 mai 1906. Musée Paula Modersohn-Becker Brême

Paula Modersohn-Becker s’affirme en tant que femme dans de nombreux autoportraits, se peignant dans l’intimité, sans aucune complaisance. Cet autoportrait, où elle se dépeint enceinte, est chargé d’une certaine ironie tragique, puisqu’elle mourra à l’âge de 31 ans après avoir donné naissance à son premier enfant. Il s’agit d’une fiction totale puisque l’artiste n’est alors pas enceinte… Cette femme était prise dans des tensions entre la créativité et la vie que l’on demandait des femmes à  cette époque. Elle s’est enfuie plusieurs fois à Paris. Fascinée par les avant-gardes du début du XXe siècle, elle y effectue quatre longs séjours qui représentent pour elle une véritable libération esthétique. Elle y voit des Cézanne, des Matisse, des Gauguin, des Douanier Rousseau… Ces influences seront essentielles dans son oeuvre.

Une œuvre très courte donc, mais très intense. Elle n’a aucune reconnaissante artistique de son vivant – elle ne vendra que trois toiles de son vivant (2) – son mari très tôt, ne comprend pas du tout ce qu’elle fait. Il n’y a qu’à Paris qu’elle pourra avoir des cours de nus, à Montparnasse, le seul endroit à l’époque où les femmes pouvaient apprendre l’anatomie. Elle y trouve une liberté qu’elle n’avait pas connue en Allemagne.

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Mère allongée avec un enfant II, été 1906. Coll. musée Paula Modersohn-Becker, Brême

Cette toile montre un allaitement, un endormissement après l’allaitement dans une position très simple et confortable pas forcément enseignée dans les maternités, c’est une représentation inédite pour son année de création : 1906.

Plusieurs peintures jugées trop avant-gardistes seront présentées dans l’exposition d’ « art dégénéré » organisée par les Nazis à Munich en 1937. Sa représentation du corps féminin était non conforme aux codes. C’est probablement la première femme à s’être peinte nue, car les modèles étaient chers, tout simplement, cela donne une représentation du corps féminin très directe, dénudée aussi du regard masculin sur le corps féminin. Lorsque Paula visite le Louvre, il n’y a que quatre femmes exposantes dont Vigée Lebrun, et des centaines de femmes exposées nues. Elle se représente, ni sacralisée, ni madone, ni odalisque. Elle n’exposera qu’à deux reprises, et c’est un échec… Les critiques ont la nausée devant ses tableaux ! Elle peint seule, elle expérimente, avec une grande liberté.

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Autoportrait à la branche de camélia, 1906/1907. Musée Wolfgang, Essen.

 

« C’est la douce vibration des choses que je dois apprendre à exprimer, le crépitement en soi, de façon générale, avec l’observation la plus intime, viser la plus grande simplicité. » Paula Modersohn-Becker

C’est seulement après sa mort, en 1907, que l’on a découvert qu’elle a laissé une œuvre considérable. Au total, plus d’un millier de tableaux et dessins – il reste environ 730 toiles, un certain nombre ayant disparu pendant la guerre.

Notons qu’en Allemagne, Paula Modersohn-Becker est la première femme à avoir eu son musée. Il a ouvert en 1927 à Brême grâce à un mécène, Ludwig Roselius. (3)

 

 

(1) Editions P.O.L., 2016. L’écrivaine porte un regard littéraire sur le travail de l’artiste en collaborant à l’exposition et au catalogue.

(2) A des amis qui voulaient la dépanner, dont le tableau représentant un nourrisson que son ami Rilke lui achètera.

(3) La collection du musée a été enrichie par l’héritage de la Fondation Paula Modersohn-Becker, créée par la fille de l’artiste, Mathilde. L’ensemble a été racheté par la ville de Brême et la République fédérale en 1988, puis restauré et agrandi en 1994. Musée Paula Modersohn-Becker, Böttcherstrasse 6-10, 28195 Brême. Site du musée

 

 

 

 

Paula Modersohn-Becker, l’intensité d’un regard

8 avril – 21 août 2016

Exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris

11, avenue du Président Wilson 75116 Paris

www.mam.paris.fr

Tarifs : Plein tarif 10 € / Tarif réduit 7€ / Gratuit pour les moins de 18 ans

Ouverture du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.

Attention, les photos ne sont pas autorisées dans l’exposition.

Application mobile : Vous pouvez visiter l’exposition accompagnée par l’écrivaine Marie Darrieusecq, application à télécharger sur Play Store et Apple Store (gratuit).

Arrêt sur image, Une vie, une oeuvre

Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), sculpteur de grimaces

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Franz Xaver Messerschmidt, L’homme de mauvaise humeur, entre 1770 et 1783, plomb, musée du Louvre. Crédits: Franz Xaver Messerschmidt – Musée du Louvre / Pierre Philibert

Vous avez certainement déjà vu, en photographie ou au Musée du Louvre, cette tête de caractère (1). Mais connaissez-vous vraiment Franz Xaver Messerschmidt ? Son œuvre est restée longtemps confidentielle et seuls les historiens de l’art et les amateurs de curiosités s’y intéressaient de près. Ce sculpteur né en 1736 et mort en 1783 doit sa gloire posthume à l’étonnante série de têtes de caractères qu’il a réalisées à la fin du XVIIIe siècle dans le secret de son atelier, et retrouvées après sa mort.

Rien de comparable n’existe dans l’histoire de l’art. D’autant que cet ensemble de spécimens témoigne d’une idée vraiment extravagante.

Qui était-il ?

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Franz Xaver Messerschmidt, L’artiste tel qu’il s’est imaginé en train de rire – Crédits: Bruxelles, Photo d’Art

Professeur-adjoint à l’Académie royale de Vienne et portraitiste des cercles aristocratiques et intellectuels vivant dans la capitale autrichienne, Franz Xaver Messerschmidt développe son art à son retour d’Italie, en 1766, en s’appuyant sur une riche tradition et une grande virtuosité technique.

Après un court séjour en Bavière, il s’installe définitivement en 1777 à Presbourg (actuelle Bratislava). C’est dans cette ville qu’il développe cette production de 69 têtes sculptées – qu’il avait initiée auparavant –, appelées après sa mort « têtes de caractère ». Exécutées en métal (un alliage fait majoritairement avec de l’étain et/ou du plomb) et en albâtre, ces têtes, exclusivement masculines et correspondant à différents âges, sont strictement frontales et surmontent l’amorce d’un simple buste. La représentation de l’expérience émotionnelle, la fidélité avec laquelle l’artiste rend l’expression du visage (yeux grands ouverts ou fermés par des paupières serrées, bouches grimaçantes, traits crispés) sont impressionnantes de maîtrise. Sans titre, sans signature et sans date, ces Kopfstücke ne semblent pas destinées à être vendues. Des noms leur seront arbitrairement donnés après le décès de l’artiste : L’Homme qui bâille, Un homme sauvé de la noyade, Un scélérat, L’Odeur forte

 

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Gravure représentant 49 des têtes de caractères réalisées par l’artiste

Pour bien comprendre l’originalité du sculpteur germano-autrichien Franz Xaver Messerschmidt, il convient de replacer son œuvre dans le contexte des préoccupations de l’époque. C’était le temps où, à travers la physiognomonie, Johann Kaspar Lavater (2) se faisait fort de discerner les liens unissant aspects du visage et traits de caractère, tandis que Franz Joseph Gall prétendait localiser grâce à la phrénologie – études des aspérités du crâne – les différentes fonctions de l’activité cérébrale. Ces rapports avaient été supposés depuis l’Antiquité, avec Aristote qu’on dit avoir été le premier à opérer ce type de rapprochement.

Ces recherches s’apparentaient, mais de manière beaucoup plus extrême, à celles de Charles Le Brun, premier peintre du roi Louis XIV, sur l’expression des passions.

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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XIII Le pleurer
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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XVII L’Effroy

C’est la fréquentation de son ami, le docteur Franz Anton Mesmer (1734-1815), qui avait le plus influencé Messerschmidt. La bandelette posée sur ses lèvres serait une allusion aux expériences sur le magnétisme et l’hypnotisme auxquelles se livraient Mesmer. L’artiste s’inspira d’expressions de patients de ce fameux médecin, qui les traitaient à coups de baguettes métalliques. Celles-ci étaient censées évacuer les fluides magnétiques qui encombraient le corps de ses patients. Messerschmidt avait été impressionné par la souffrance provoquée chez les malades physiquement et mentalement.

Le sculpteur classique avait-il perdu la raison, ou bien avait-il voulu établir un catalogue d’expressions répondant à des stimuli internes ou externes ?

C’est un article écrit par l’historien d’art freudien Ernst Kris publié en 1932 (traduit en 1979 dans L’Image de l’artiste, avec pour coauteur Otto Kurz) qui fondera la notoriété internationale de Messerschmidt. S’autorisant de l’interprétation psychanalytique de documents et d’œuvres d’art qu’avait pratiquée Freud, il diagnostique la pathologie psychique dont souffre Messerschmidt à partir des « têtes de caractère » qui ont été en grande partie conservées et de la relation d’une visite en 1781 à l’artiste par l’homme de lettres Friedrich Nicolai, partiellement traduite pour la première fois dans le catalogue de l’exposition du musée du Louvre (3) :

« … Il se pinçait, faisait des grimaces devant le miroir et croyait que sa façon de maîtriser les esprits avait les effets les plus admirables. Heureux d’avoir découvert ce système, il avait décidé de le transcrire, en reproduisant ces proportions grimaçantes et de les transmettre à la postérité. Il existait à son avis soixante-quatre grimaces différentes. Il avait déjà achevé, au moment où je lui rendis visite, soixante têtes différentes ; elles étaient soit en marbre, soit dans un alliage d’étain et de plomb. […] Toutes ces têtes étaient des autoportraits. »

Il meurt dans l’actuelle Bratislava en 1783, vraisemblablement d’une pneumonie.

 

 

 

 

 

 (1) La Tête du Louvre fit partie à Vienne de la collection de Richard Beer-Hofmann (1866 – 1945). Ayant figuré au musée historique de Vienne depuis 1939, elle fut restituée en 2003 aux héritiers du collectionneur dont les biens avaient été confisqués par les nazis.

(2) Théologien suisse allemand, Lavater dans L’art de connaître les hommes par la physionomie affirmait que si les traits du caractère étaient liés à ceux du visage, ils étaient aussi localisés dans différentes parties du cerveau.

(3) En 2011, le musée du Louvre à Paris présenta une exposition monographique qui faisait état de l’avancée des recherches sur l’œuvre de ce sculpteur hors norme Elle a eu lieu du 28 Janvier 2011 au 25 Avril 2011, a été la première exposition organisée en France sur cet artiste. Guilhem Scherf fut le commissaire de l’exposition.

Sources :

Jean-François POIRIER, « MESSERSCHMIDT FRANZ XAVER – (1736-1783) ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 8 juin 2016.

Sherf &M. Pötzl-Malikova dir., Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), catal. expos., éditions du musée du Louvre-Officina libraria, Paris-Milan, 2010.

Emission du 22.02.2011 « Les Mardis de l’expo » d’Elisabeth Couturier, France Culture.

 

Une vie, une oeuvre

SUR LES TRACES DU CARAVAGE

« Le Caravage a appris que le peintre est capable d’imaginer la pénombre, et, en même temps, de voir plus clairement que quiconque. »

– Claudio Strinati, La vraie vie du Caravage selon Claudio Strinati.

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Portrait du Caravage par Ottavio Leoni, vers 1621.

La vie brève de Caravage (vers 1571-1610) est rythmée par de nombreux épisodes douloureux. Karel van Mander (1548-1606), l’auteur de la Vie des peintres (1604), décrit l’existence dissolue de l’artiste et reconnaît que, malgré son talent, il est bien difficile de se faire un ami de cet homme. Il ne se passe pas d’année sans que Caravage soit mêlé à quelque affaire équivoque ou sans qu’il ait une histoire grave avec la police. Il meurt à 38 ans, dans des circonstances mystérieuses.

Mais cette vie de violence ne l’empêche pas de peindre de nombreux chefs-d’œuvre pour des églises ou pour des princes.

Son génie, reconnu de son vivant, puis oublié et caricaturé au fil d’innombrables copies, dut attendre le début du XXe siècle pour renaître à la lumière. Finalement des historiens obstinés ont cherché dans les archives et ont réussi à recomposer sa vie et son œuvre.

Il naît vers 1571, et grandit dans la petite ville lombarde qui lui donna son nom : Caravaggio. Il s’appelait véritablement Michelangelo Merisi, fils d’un maître maçon, mort très tôt, victime de la Grande Peste. Sa mère a compris relativement tôt que son fils ne voulait pas exercer le métier de maçon pratiqué dans sa famille, et elle a tout fait pour qu’il entre en apprentissage chez un des meilleurs maîtres à Milan.

Les débuts du peintre sont mystérieux. Quelle a été sa formation entre 1584 environ et 1590-1591 ? Quelles œuvres d’art a-t-il vues ? Quelles villes a-t-il traversées avant d’arriver à Rome ? Bien que Caravage ait souvent déclaré qu’il ne devait rien à personne (la nature, affirmait-il, l’avait suffisamment pourvu de maîtres), il serait intéressant de savoir quelles influences il a subies.

A 20 ans, maîtrisant bien les techniques de la peinture, il partit pour Rome, qui attirait tous les peintres cherchant à faire carrière. Bien sûr les débuts furent difficiles ; il entra dans un atelier de peintures à la chaîne, où il devait faire trois têtes par jour ! Ces ateliers produisaient des tableaux selon des modèles manufacturiés, il pouvait y avoir jusqu’à vingt chevalets dans une grande pièce, et tous les peintres avaient alors comme mission de reproduire une image, ils étaient payés par tête reproduite. Il entra ensuite dans l’atelier le plus à la mode, où il peignit des natures mortes, fleurs et fruits, qu’elles faisaient à la perfection. En déclarant avec vigueur qu’« il lui coûtait autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de figures », Caravage rompt avec l’idéal humaniste de la Renaissance qui s’était employé à créer un mythe de la personne humaine, en la représentant idéalisée et en lui subordonnant tout autre élément figuratif. L’absence de toute complaisance descriptive (les feuilles fanées à droite, vues comme des ombres chinoises, le prouvent), de tout intellectualisme, lui fait retrouver la vérité des objets.

C’est d’ailleurs à cette époque qu’il fit plusieurs autoportraits, en Jeune garçon à la corbeille, en Jeune Bacchus, en Jeune homme mordu par un lézard et en Bacchus malade.

Un témoin de l’époque le décrit : « C’est un mauvais garçons de vingt ans, avec de gros sourcils et l’œil noir, qui s’habille de manière désordonnée car il porte des chausses déchirées et des cheveux longs sur le front. »

L’art était à Rome un marché très actif. Amateurs nombreux et commandes bien payées, prélats, cardinaux, banquiers, entrepreneurs… mais aussi d’autres catégories. Un tailleur, dont le nom est Valentini, qui possédait une petite collection de tableaux tout à fait remarquables, dont un tableau de Caravage qu’il lègue à son mécène et exécuteur testamentaire. Il y a aussi un autre peintre qui était devenu son ami, Prospero Orsi, lequel avait un beau-frère très riche, camérier du Pape qui s’appelait Gerolamo Vitriche, il a servi d’intermédiaire auprès de ce beau-frère pour les premières commandes passées à Caravage, La Madeleine repentante et Le Repos pendant la Fuite en Egypte. Un célèbre collectionneur, le cardinal Del Monte, qui vivait dans le palais voisin, voit le tableau des Tricheurs, et l’achète immédiatement ; il invite l’artiste dans sa famille. Pendant un certain temps, il peint des tableaux pour le cardinal, un grand amoureux de la musique  de nombreux thèmes musicaux, comme Le Concert ; ou le Joueur de Luth.

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Caravage, Le Joueur de luth, 1595-1596, musée de l’Ermitage de Saint-Saint-Pétersbourg.

Pour Caravage lui-même, ce tableau était « le plus beau morceau qu’il ait jamais fait ».  Plus tard, Roberto Longi écrira : « L’équilibre de la lumière, d’ombres et de pénombres qui enveloppe dans la pièce le jeune garçon rêveur, et effleure la table vue obliquement, restitue la parfaite équivalence mentale entre la figure et l’admirable nature morte de fleurs et de fruits à gauche. Le jeune homme est là, devant nous, rien ne nous sépare de lui ». Il abolit la distance entre le spectateur et les figures du tableau qu’il élabore.

La réputation du jeune peintre se répand vite. En 1597, il vient d’avoir 27 ans, mais il n’a pas encore montré toute l’étendue de son talent, un grand tableau d’histoire avec de très nombreuses figures. Grâce au cardinal Del Monte, il reçoit une commande prestigieuse : trois grands tableaux célébrant la vie et le martyre de Saint Matthieu. La commande est passée par la famille Contarelli, mécènes d’une chapelle dans l’église Saint-Louis-des-Français. Les commandes étaient extrêmement encadrées. Caravage avait l’habitude de travailler rapidement. Pour la première fois, il chercha, hésita, et recommença plusieurs fois, comme le montrent les radiographies. Finalement, il a tout effacé et a trouvé la solution finale en ouvrant complètement l’espace. Comme souvent chez Caravage, les figures sont mises en évidence et non pas noyées dans l’action. La lumière joue un rôle primordial. Elle fige, dans l’éclair d’un instantané, les gestes, les attitudes en les chargeant parfois d’une signification intemporelle.

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Caravage, Le Martyre de saint Matthieu, 1599-1600, Rome, Eglise Saint-Louis-des-Français.

Sa grande trouvaille a été de mêler des figures à l’antique (nus, drapés) mais surtout, de mêler des figures contemporaines, qui sortent tout droit des tableaux de genre qu’il avait peints avant cette commande. Dans l’ombre, on le reconnaît, Caravage lui-même regarde la scène. Les radiographies révèlent aussi que Caravage peignait directement d’après modèle, sans études et sans dessins préparatoires. Il faisait dans la préparation des incisions pour fixer les personnages.

Face au Martyre, La Vocation. La scène se passe devant un mur nu, plus de perspective. Un très grand faisceau lumineux souligne le geste du Christ. L’illusion est si forte que l’on peut croire que la scène a existé, alors qu’il a peint les personnages un à un. Le peintre a voulu opposer le temporel et le spirituel ; le Christ, dont la majesté et la solennité semblent dériver de Masaccio, d’un bras désigne Matthieu, tandis que de l’autre, représenté dans un saisissant raccourci, il veut convaincre le spectateur ; mais le Christ est déjà absent puisque la position de ses pieds indique qu’il va partir ; l’apôtre Pierre répète timidement et à l’échelle humaine le geste du Christ sans bien comprendre que celui-ci est déjà virtuellement absent. Les ombres et la lumière sont recomposés.

D’où vient la lumière ? Selon un témoin, l’atelier était plongé dans l’ombre, et la lumière descendait verticalement sur la partie principale du corps, et laissant tout le reste dans l’ombre.

Le bruit se répand, il y a à Rome un certain Michelangelo de Caravage qui fait des choses merveilleuses. Il vient tout juste d’avoir 27 ans, et déjà il est célèbre.

A partir de la Chapelle Contarelli, il obscurcit sa palette et accentue le clair-obscur, tout découle de cette commande, où véritablement son style se met en place. Le trésorier du Pape lui commande pour des honoraires très élevés, deux tableaux destinés à l’église Santa Maria del Popolo ; il dût s’y reprendre à deux fois, les deux premiers tableaux étaient jugés trop vulgaires et refusés par les héritiers du commanditaire, mort entre temps. Face à face, L’éblouissement de Saint Paul, et La Crucifixion de Saint Pierre.

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Le Crucifiement de saint Pierre, vers 1604, Rome, Santa Maria del Popolo.

Roberto Longi écrit : « Le peintre, impassible, filme le travail des exécutants dont les gestes sont ceux d’ouvriers et non de bourreaux, leurs pieds boueux et leurs rares outils. Il cadre de prêt le saint, peut-être un célèbre modèle, qui déjà attaché à la croix, nous regarde avec calme ».

Un flash, une vision brève, saisie au vol. Juste avant, ou juste après l’acte lui-même. Un moment de suspension.

Désormais, posséder un tableau de Caravage est devenu un signe extérieur de richesse. Et tout le monde en paye le prix. Mais l’Œuvre monumental du peintre est loin d’être représentatif de sa vie privée, chaotique. Les plaintes se succèdent. Coups et blessures, à plusieurs reprises.

Le 28 mai 1605, il est arrêté pour port d’arme. La même année, il est emprisonné sur plainte et relâché moyennant caution. Son logement est inaccessible car impayé depuis plusieurs mois. C’est un esprit indépendant, un caractère « extravagant » comme disent les sources de l’époque. Il vivait au jour le jour, mais s’il avait de l‘argent il dépensait aux jeux, en s’amusant, en se querellant beaucoup.  Il pouvait passer plusieurs mois sans travailler. Il faisait porter son épée par un enfant, ce qui était la marque d’un peintre arrivé..

Au milieu du cercle artistique romain, jalousies féroces Il fallait être le meilleur, sinon l’un des meilleurs. Son grand rival, le plus jaloux, Giovanni Baglione (1566-1643), lui aussi figurait dans les grandes collections. Caravage disait que sa peinture était creuse et médiocre ! Lorsque la grande commande de Baglione fut exposée dans l’église du Gesu, (La Résurrection du Christ, perdue), Caravage et ses amis firent circuler pour s’en moquer, des chansonnettes moqueuses et obscènes. « Baglione, tu n’es vraiment pas une flèche ! Tes peintures sont nulles et ne valent même pas de quoi t’acheter une culotte. » Baglione porta plainte pour calomnie. Caravage fut condamné, emprisonné mais aussitôt relâché. Le 26 mai 1606, arrive l’irréparable. Pour une affaire de dette impayée, une bagarre éclate, entre un ami de Caravage et son débiteur. Voulant porter secours à son ami, il est blessé au visage, avant de porter un coup à son adversaire, qui meurt d’hémorragie. Tout le monde s’enfuit. Caravage, recherché pour meurtre par la police du Pape, prend refuge à Naples, où sa fidèle protectrice, la marquise Colonna, possède un palais. Naples est alors capitale du royaume des deux Sicile. Donc, la police Papale ne pouvait pas intervenir, car Naples était à l’étranger, une vice-royauté de la Couronne d’Espagne. Une chance pour le fugitif ! car les vices rois espagnols sont constamment à la recherche d’œuvres pour les envoyer dans leur palais. Précédé par sa réputation, il trouve aussitôt contacts, soutiens, admirateurs, et commandes. C’est un fugitif, mais pas du tout aux bancs de la société, il est attendu dans tous les endroits où il passe. A Naples, il n’y avait pas de peintres très connus. Il a donc obtenu une commande tout de suite, et ouvert un compte en banque. Il aime travailler, et mène de front plusieurs commandes, dont celle d’une peinture monumentale pour l’église du Pio Monte. A Naples, tout va bien pour lui, du succès, mais il n’est pas en paix.

Il s’embarque sur une galère pour l’île de Malte où il arrive le 14 juillet au terme d’une traversée éprouvante. Le port de La Vallette est une place forte, tenue par l’Ordre de Malte. Au centre de la ville, se dresse la riche demeure du grand maître, un aristocrate français auprès duquel la fidèle protectrice, la marquise Colonna, introduit Caravage. Le Grand Maître vient d’être nommé Prince du Saint-Empire Romain. Il lui commande aussitôt un portrait de Saint Jérôme, et aura la surprise de retrouver ses propres traits sur le visage du saint. Très flatté, il lui commande son propre portrait, aujourd’hui au Louvre.

Très satisfait, il lui commande alors une commande monumentale, pour la cathédrale. Une Décollation de Saint Jean-Baptiste, l’un de ses chefs-d’œuvre, sinon, SON chef d’œuvre. Les vides occupent une grande place, une scène de terreur épouvantable, glaçante, par la place du vide. Dans la partie droite, deux figures de prisonniers assistent à cette décapitation en direct. Le seul qu’il signera jamais, dans le sang du martyr, visiblement.

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La Décollation de saint Jean-Baptiste, 1608, La Valette, co-cathédrale Saint-Jean de La Valette.

Caravage devient Chevalier de l’Ordre de Malte en juillet 1608. Après les succès, les honneurs, ce sera l’enfer. Trois mois seulement après son élection, il est pris dans une bagarre, jeté au cachot. Il a le sang trop vif. Il trouve rapidement le moyen de s’enfuir, il s’échappe à l’aide d’une corde et quitte Malte. Exclu de l’île, et de l’Ordre, aussitôt.

La Sicile n’est pas loin. Le lendemain il débarque à Syracuse. Il est toujours recherché. Dès le lendemain il reçoit commande pour l’inauguration de la nouvelle Basilique Sainte-Lucie qui aura lieu deux mois plus tard. C’est un véritable défit ! L’Enterrement de sainte Lucie : aucune perspective. La scène est peinte sur un camaïeu de terres sombres, Deux fossoyeurs massifs sont à la tache. La sainte, à même la terre, la main ouverte comme endormie. Contrat rempli !

Ensuite, un document signale sa présence le 10 juin 1609 à Messine, et il peint alors L’Adoration des Bergers, même radicalité pour la Résurrection de Lazare.

Mais en Sicile, que faire ? Que peindre ?

En octobre 1609, il retourne à Naples. Il ne pense qu’à une chose, revenir à Rome et brûle les étapes. ll est en proie à de plus en plus d’inquiétudes, d’angoisses mortelles. On a un témoignage qui nous dit qu’il dormait tout habillé avec un poignard à ses côtés, il a l’impression d’être en permanence recherché. Dès son arrivée, il est grièvement blessé, dans une nouvelle bagarre, par plusieurs hommes qui l’attaquent et le laissent pour mort : la nouvelle de sa mort remonte même jusqu’à Rome, mais il survit et peint encore, sur commande, plusieurs tableaux comme Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, Le Reniement de saint Pierre, un nouveau Saint Jean-Baptiste et Le Martyre de sainte Ursule, pour le prince Marcantonio Doria, la dernière œuvre peinte par Caravage. Comme dans les œuvres de Sicile, aucun décor, l’ombre a tout envahi. Quelques arrêtes de lumière, le détail d’une armure, la violence du vermillon du vêtement. A droite, le visage encore une fois de l’artiste, émacié, blême, et fasciné.

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Le Martyre de sainte Ursule, 1610, Naples.

Au début de juillet 1610, la nouvelle tant attendue arrive enfin : le Pape veut lui pardonner. Il n’attendait que ça. Voulant brusquer le destin, il quitte Naples, muni d’un sauf-conduit du cardinal Gonzague, pour se rapprocher de Rome. Il s’embarque alors sur une felouque qui fait la liaison avec Porto Ercole (actuellement en Toscane), une enclave alors espagnole du royaume de Naples. Il emporte avec lui trois tableaux roulés destinés à ses protecteurs romains. Il fait escale à Palo Laziale, une petite baie naturelle du Latium au sud de Civitavecchia sur le territoire des États de l’Église qui héberge alors une garnison. Alors qu’il est à terre, il est arrêté, par erreur ou malveillance, et jeté en prison pendant deux jours. Cet épisode advient alors que le pape lui a déjà accordé sa grâce, que Caravage espère enfin recevoir en revenant à Rome. Mais il meurt en chemin. Son décès est enregistré à l’hôpital de Porto Ercole, le 18 juillet 1610. Il n’avait pas 40 ans.

 

Sources:

« Caravage, dans la splendeur des ombres » (documentaire)

R. LONGHI, Mostra del Caravaggio e dei Caravaggeschi, Palais Royal, Milan, 1951 ; Caravaggio, Rome et Dresde, 1968

Encyclopédie Universalis, article « CARAVAGE », écrit par Arnauld BREJON DE LAVERGNÉE, Marie-Geneviève de LA COSTE-MESSELIÈRE.