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Auguste Clésinger (1814-1883), Femme piquée par un serpent, 1847

Couvrez cette cellulite que je ne saurais voir !

 

Clésinger
Auguste Clésinger (1814-1883), Femme piquée par un serpent, 1847, statue en marbre, Paris, musée d’Orsay.

Qui donc s’est dévêtue pour cette Femme piquée par un serpent qu’Auguste Clésinger présente au Salon de 1847, où elle ne fait pas moins scandale que les Romains de la décadence de Thomas Couture ?

Cette œuvre a en effet fait l’objet d’un double scandale, artistique et mondain.

 

Clésinger sculpture

 

Les visiteurs sont choqués parce qu’ils voient très bien dans cette pseudo Cléopâtre, convulsée de plaisir, et non de douleur, la femme fort connue qui a servi de modèle. Il s’agit de la demi-mondaine Apollonie Sabatier (1822-1890).

 

Clésinger expo Orsay
L’oeuvre exposée au musée d’Orsay face à l’Olympia de Manet, à l’occasion de l’exposition « Splendeurs et misères. Images de la prostitution 1850-1910 » du 22 septembre 2015 au 17 janvier 2016.

 

Cette beauté parisienne a séduit le tout Paris littéraire : d’Alexandre Dumas à Théophile Gautier, d’Alfred de Musset à Charles Baudelaire, en passant par Hector Berlioz. Elle aurait même inspiré certains des poèmes des Fleurs du Mal. Ses amis la surnommaient « la Présidente » d’après un mot attribué à Edmond de Goncourt : sa beauté et son intelligence lui avaient en effet octroyé le droit de présider à un dîner chaque dimanche. Elle se prétendait fille d’un haut fonctionnaire de l’administration, mais aurait été en réalité la fille d’une lingère et d’un père inconnu. Installée à Paris où elle tenait salon, elle a transformé son patronyme afin de lui ôter sa connotation de « savate » (1). Elle a aussi changé de prénom, adoptant celui d’Apollonie.

 

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La Présidente peinte par Vincent Vidal (1811-1887), musée national du château de Compiègne. 

 

Entretenue depuis ses 16 ans par un homme d’affaires franco-belge, Alfred Mosselmann (2), qui a commandité l’œuvre, cette amante qui défraye la chronique est là, toute nue, avec sa cellulite sur la haut des cuisses que le sculpteur aurait dû gommer pour transfigurer son modèle en allégorie. Mais au contraire, il n’a pas hésité, pour en imprimer l’aspect dans le marbre, à la mouler au préalable sur nature. L’utilisation directe du moulage sur nature pour une sculpture était violemment contestée au XIXe siècle, induisant l’absence de travail et de probité de l’artiste. A ce corps réaliste sont associés à des éléments plus conventionnels : le visage idéalisé moins expressif, le socle couvert de fleurs…

Clésinger entretenait soigneusement d’excellentes relations avec Théophile Gautier, qui orchestra le scandale. Avec cette sculpture plus réaliste qu’antique, Clésinger annonce sur la scène des Arts l’entrée des femmes galantes, ces femmes qui vont remplacer les reines et les déesses des allégories.

 

 

 

(1) Aglaé Joséphine Savatier de son vrai nom, est née à Mézières le 7 avril 1822 et est morte à Neuilly-sur-Seine le 3 janvier 1890.

(2) Sa relation avec Mosselman, qui dure quatorze années, est également immortalisée dans le très célèbre tableau de Gustave Courbet, l’Atelier du peintre, où les deux amants sont représentés parmi d’autres personnages. Après la mort de ce dernier, elle a entretenu avec Sir Richard Wallace, donateur des fontaines Wallace, une longue liaison qui a encore accru sa richesse.

 

 

Sur l’oeuvre: notice site du musée d’Orsay

Sur la vie d’Apollonie Sabatier: article de Les Petits Maîtres

A lire:

  • Catalogue de l’exposition « Splendeurs et misères. images de la prostitution 1850-1910« , R. Thompson, N. Bakker, I. Pudermacher et M. Robert (dir.), musée d’Orsay/Flammarion.
  • ABéCéDaire de la prostitution, I. Pludermacher, C. Dupin, musée d’Orsay/Flammarion.

A regarder:

« Cocottes et courtisanes dans l’oeil des peintres« , un documentaire de Sandra Paugam, Arte éditions, 2015.

 

Arrêt sur image, Une vie, une oeuvre

Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), sculpteur de grimaces

Messerschmidt l'homme de mauvaise humeur
Franz Xaver Messerschmidt, L’homme de mauvaise humeur, entre 1770 et 1783, plomb, musée du Louvre. Crédits: Franz Xaver Messerschmidt – Musée du Louvre / Pierre Philibert

Vous avez certainement déjà vu, en photographie ou au Musée du Louvre, cette tête de caractère (1). Mais connaissez-vous vraiment Franz Xaver Messerschmidt ? Son œuvre est restée longtemps confidentielle et seuls les historiens de l’art et les amateurs de curiosités s’y intéressaient de près. Ce sculpteur né en 1736 et mort en 1783 doit sa gloire posthume à l’étonnante série de têtes de caractères qu’il a réalisées à la fin du XVIIIe siècle dans le secret de son atelier, et retrouvées après sa mort.

Rien de comparable n’existe dans l’histoire de l’art. D’autant que cet ensemble de spécimens témoigne d’une idée vraiment extravagante.

Qui était-il ?

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Franz Xaver Messerschmidt, L’artiste tel qu’il s’est imaginé en train de rire – Crédits: Bruxelles, Photo d’Art

Professeur-adjoint à l’Académie royale de Vienne et portraitiste des cercles aristocratiques et intellectuels vivant dans la capitale autrichienne, Franz Xaver Messerschmidt développe son art à son retour d’Italie, en 1766, en s’appuyant sur une riche tradition et une grande virtuosité technique.

Après un court séjour en Bavière, il s’installe définitivement en 1777 à Presbourg (actuelle Bratislava). C’est dans cette ville qu’il développe cette production de 69 têtes sculptées – qu’il avait initiée auparavant –, appelées après sa mort « têtes de caractère ». Exécutées en métal (un alliage fait majoritairement avec de l’étain et/ou du plomb) et en albâtre, ces têtes, exclusivement masculines et correspondant à différents âges, sont strictement frontales et surmontent l’amorce d’un simple buste. La représentation de l’expérience émotionnelle, la fidélité avec laquelle l’artiste rend l’expression du visage (yeux grands ouverts ou fermés par des paupières serrées, bouches grimaçantes, traits crispés) sont impressionnantes de maîtrise. Sans titre, sans signature et sans date, ces Kopfstücke ne semblent pas destinées à être vendues. Des noms leur seront arbitrairement donnés après le décès de l’artiste : L’Homme qui bâille, Un homme sauvé de la noyade, Un scélérat, L’Odeur forte

 

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Gravure représentant 49 des têtes de caractères réalisées par l’artiste

Pour bien comprendre l’originalité du sculpteur germano-autrichien Franz Xaver Messerschmidt, il convient de replacer son œuvre dans le contexte des préoccupations de l’époque. C’était le temps où, à travers la physiognomonie, Johann Kaspar Lavater (2) se faisait fort de discerner les liens unissant aspects du visage et traits de caractère, tandis que Franz Joseph Gall prétendait localiser grâce à la phrénologie – études des aspérités du crâne – les différentes fonctions de l’activité cérébrale. Ces rapports avaient été supposés depuis l’Antiquité, avec Aristote qu’on dit avoir été le premier à opérer ce type de rapprochement.

Ces recherches s’apparentaient, mais de manière beaucoup plus extrême, à celles de Charles Le Brun, premier peintre du roi Louis XIV, sur l’expression des passions.

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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XIII Le pleurer
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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XVII L’Effroy

C’est la fréquentation de son ami, le docteur Franz Anton Mesmer (1734-1815), qui avait le plus influencé Messerschmidt. La bandelette posée sur ses lèvres serait une allusion aux expériences sur le magnétisme et l’hypnotisme auxquelles se livraient Mesmer. L’artiste s’inspira d’expressions de patients de ce fameux médecin, qui les traitaient à coups de baguettes métalliques. Celles-ci étaient censées évacuer les fluides magnétiques qui encombraient le corps de ses patients. Messerschmidt avait été impressionné par la souffrance provoquée chez les malades physiquement et mentalement.

Le sculpteur classique avait-il perdu la raison, ou bien avait-il voulu établir un catalogue d’expressions répondant à des stimuli internes ou externes ?

C’est un article écrit par l’historien d’art freudien Ernst Kris publié en 1932 (traduit en 1979 dans L’Image de l’artiste, avec pour coauteur Otto Kurz) qui fondera la notoriété internationale de Messerschmidt. S’autorisant de l’interprétation psychanalytique de documents et d’œuvres d’art qu’avait pratiquée Freud, il diagnostique la pathologie psychique dont souffre Messerschmidt à partir des « têtes de caractère » qui ont été en grande partie conservées et de la relation d’une visite en 1781 à l’artiste par l’homme de lettres Friedrich Nicolai, partiellement traduite pour la première fois dans le catalogue de l’exposition du musée du Louvre (3) :

« … Il se pinçait, faisait des grimaces devant le miroir et croyait que sa façon de maîtriser les esprits avait les effets les plus admirables. Heureux d’avoir découvert ce système, il avait décidé de le transcrire, en reproduisant ces proportions grimaçantes et de les transmettre à la postérité. Il existait à son avis soixante-quatre grimaces différentes. Il avait déjà achevé, au moment où je lui rendis visite, soixante têtes différentes ; elles étaient soit en marbre, soit dans un alliage d’étain et de plomb. […] Toutes ces têtes étaient des autoportraits. »

Il meurt dans l’actuelle Bratislava en 1783, vraisemblablement d’une pneumonie.

 

 

 

 

 

 (1) La Tête du Louvre fit partie à Vienne de la collection de Richard Beer-Hofmann (1866 – 1945). Ayant figuré au musée historique de Vienne depuis 1939, elle fut restituée en 2003 aux héritiers du collectionneur dont les biens avaient été confisqués par les nazis.

(2) Théologien suisse allemand, Lavater dans L’art de connaître les hommes par la physionomie affirmait que si les traits du caractère étaient liés à ceux du visage, ils étaient aussi localisés dans différentes parties du cerveau.

(3) En 2011, le musée du Louvre à Paris présenta une exposition monographique qui faisait état de l’avancée des recherches sur l’œuvre de ce sculpteur hors norme Elle a eu lieu du 28 Janvier 2011 au 25 Avril 2011, a été la première exposition organisée en France sur cet artiste. Guilhem Scherf fut le commissaire de l’exposition.

Sources :

Jean-François POIRIER, « MESSERSCHMIDT FRANZ XAVER – (1736-1783) ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 8 juin 2016.

Sherf &M. Pötzl-Malikova dir., Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), catal. expos., éditions du musée du Louvre-Officina libraria, Paris-Milan, 2010.

Emission du 22.02.2011 « Les Mardis de l’expo » d’Elisabeth Couturier, France Culture.