Couvrez cette cellulite que je ne saurais voir !
Qui donc s’est dévêtue pour cette Femme piquée par un serpent qu’Auguste Clésinger présente au Salon de 1847, où elle ne fait pas moins scandale que les Romains de la décadence de Thomas Couture ?
Cette œuvre a en effet fait l’objet d’un double scandale, artistique et mondain.
Les visiteurs sont choqués parce qu’ils voient très bien dans cette pseudo Cléopâtre, convulsée de plaisir, et non de douleur, la femme fort connue qui a servi de modèle. Il s’agit de la demi-mondaine Apollonie Sabatier (1822-1890).
Cette beauté parisienne a séduit le tout Paris littéraire : d’Alexandre Dumas à Théophile Gautier, d’Alfred de Musset à Charles Baudelaire, en passant par Hector Berlioz. Elle aurait même inspiré certains des poèmes des Fleurs du Mal. Ses amis la surnommaient « la Présidente » d’après un mot attribué à Edmond de Goncourt : sa beauté et son intelligence lui avaient en effet octroyé le droit de présider à un dîner chaque dimanche. Elle se prétendait fille d’un haut fonctionnaire de l’administration, mais aurait été en réalité la fille d’une lingère et d’un père inconnu. Installée à Paris où elle tenait salon, elle a transformé son patronyme afin de lui ôter sa connotation de « savate » (1). Elle a aussi changé de prénom, adoptant celui d’Apollonie.
Entretenue depuis ses 16 ans par un homme d’affaires franco-belge, Alfred Mosselmann (2), qui a commandité l’œuvre, cette amante qui défraye la chronique est là, toute nue, avec sa cellulite sur la haut des cuisses que le sculpteur aurait dû gommer pour transfigurer son modèle en allégorie. Mais au contraire, il n’a pas hésité, pour en imprimer l’aspect dans le marbre, à la mouler au préalable sur nature. L’utilisation directe du moulage sur nature pour une sculpture était violemment contestée au XIXe siècle, induisant l’absence de travail et de probité de l’artiste. A ce corps réaliste sont associés à des éléments plus conventionnels : le visage idéalisé moins expressif, le socle couvert de fleurs…
Clésinger entretenait soigneusement d’excellentes relations avec Théophile Gautier, qui orchestra le scandale. Avec cette sculpture plus réaliste qu’antique, Clésinger annonce sur la scène des Arts l’entrée des femmes galantes, ces femmes qui vont remplacer les reines et les déesses des allégories.
(1) Aglaé Joséphine Savatier de son vrai nom, est née à Mézières le 7 avril 1822 et est morte à Neuilly-sur-Seine le 3 janvier 1890.
(2) Sa relation avec Mosselman, qui dure quatorze années, est également immortalisée dans le très célèbre tableau de Gustave Courbet, l’Atelier du peintre, où les deux amants sont représentés parmi d’autres personnages. Après la mort de ce dernier, elle a entretenu avec Sir Richard Wallace, donateur des fontaines Wallace, une longue liaison qui a encore accru sa richesse.
Sur l’oeuvre: notice site du musée d’Orsay
Sur la vie d’Apollonie Sabatier: article de Les Petits Maîtres
A lire:
- Catalogue de l’exposition « Splendeurs et misères. images de la prostitution 1850-1910« , R. Thompson, N. Bakker, I. Pudermacher et M. Robert (dir.), musée d’Orsay/Flammarion.
- ABéCéDaire de la prostitution, I. Pludermacher, C. Dupin, musée d’Orsay/Flammarion.
A regarder:
« Cocottes et courtisanes dans l’oeil des peintres« , un documentaire de Sandra Paugam, Arte éditions, 2015.