peinture, Une vie, une oeuvre

Edvard Munch. Un peintre et ses démons

« La peinture est pour moi une maladie, une ivresse, une maladie dont je ne veux pas me débarrasser, une ivresse dont j’ai besoin. »

« Tout ce que je peins, je l’ai vécu. Mes toiles sont mon journal intime. »

Edvard Munch

Aujourd’hui, Le Cri est un véritable emblème de la peinture moderne.

Pourtant, de son temps, Edvard Munch a incarné l’image du génie méconnu et marginal. Il était en effet très décrié et considéré comme fou.

La vie de Munch a nourri son oeuvre de manière très importante. L’artiste va entretenir une proximité avec la mort dans sa connotation la plus affective. Il grandit dans une famille de cinq enfants. Son entourage affectif est décimé par la tuberculose, sa mère meurt lorsqu’il n’a que 5 ans, sa sœur, Sophie, meurt à l’âge de 15 ans, il perdra également un frère.

Sa carrière de peintre débute aux alentours de 1880, dans l’un des pays les plus pauvres d’Europe, la Norvège. A cette époque, la capitale Oslo, s’appelle encore Kristiania. La ville n’est alors qu’une modeste métropole de 130 000 habitants où la misère est extrême.

 

« Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu ».

« Je n’ai rien de plus à offrir que mes toiles. Sans elles, je ne suis rien. »

 

A 17 ans, sa vocation de peintre s’impose à lui. Il abandonne alors ses études d’ingénieur. A 23 ans, il peint les premières versions de Puberté, et l’Enfant malade. 

Dans une ville comme Oslo, à l’esprit étroit, ses œuvres soulèvent une vive polémique.

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Puberté, 1886
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L’Enfant malade, 1885-1886, Galerie Nationale d’Oslo, Norvège.

 

D’un point de vue pictural, Munch s’inscrit dans une double tradition:

  • La tradition norvégienne, la « bohême de Kristiania », qui conteste l’autorité académique.
  • La tradition naturaliste plus internationale, qui a un poids assez fort. Munch peut être relié au naturalisme notamment dans le choix de sujets contemporains. Il n’adhérera pas à tout un pans du symbolisme. Munch introduit une étrangeté par la lumière et la couleur. Il reste un naturaliste durant les années 1890.

 

A Åsgårdstrand , il achète une maison de pêcheur. La frise de la vie y voit le jour.

En 1899, La Danse de la Vie, met en scène la blanche déesse, la rouge garce et la noire messagère de la mort. Il prend part à la scène vêtu de noir au centre.

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Autoportrait, 1886, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

A la Galerie Nationale norvégienne, une salle est dédiée au peintre de son vivant. On y retrouve aujourd’hui encore toutes ses œuvres les plus célèbres…

 

Le décès de sa mère marque profondément Munch, alors âgé de 6 ans, et deviendra un thème récurrent de ses œuvres. Il s’est notamment représenté au centre du tableau La Mort dans la chambre de la malade.

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La Mort dans la chambre de la malade, 1893, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

En 1891, alors âgé de 28 ans, Munch peint pour la première fois Mélancolie, évocation de la solitude humaine.

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Autoportrait à la cigarette, 1895, Galerie nationale d’Oslo, Norvège

« Munch est sans conteste un précurseur, de par sa manière radicale de sonder les profondeurs de l’âme moderne. Néanmoins, son œuvre ne se résume pas uniquement à la jalousie, à la mort, et à la maladie. Son intérêt réside également dans le processus créatif, dans des sujets qui restent actuels, et dans cette recherche continuelle d’un langage et d’un style propre » (Nils Ohlsen, Musée national d’Oslo)

Munch retouche à maintes reprises l’Enfant malade… Il l’a gratte et dilue les couleurs à l’aide de la térébenthine. Il peint cette toile en mémoire de sa sœur Sophie, décédée de la tuberculose à l’âge de 15 ans.

Il n’a que 25 ans lorsqu’il expose pour la première fois seul, à Oslo. Mais les 110 œuvres de l’exposition sont violemment démolies par la critique, en particulier, l’Enfant malade.

Il se rend régulièrement dans sa maison de pêcheur à Åsgårdstrand , même en hiver.

Malgré l’échec de sa première exposition, il obtient plusieurs bourses d’Etat successives et part à Paris, où il s’inscrit à l’atelier de Léon Bonnat. Il visite le Louvre, fréquente les expositions des impressionnistes et découvre les expositions de Paul Gauguin.

Il peint de nouvelles toiles à Åsgårdstrand : Les jeunes filles sur le pont.

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Les Filles sur le pont, 1901, Kunsthalle de Hambourg, Allemagne

C’est alors que son père vient à mourir.

« Je vis avec les morts. Ma mère, ma sœur, et maintenant mon père. Surtout lui, que n’a-t-il souffert par ma faute. »

S’en suivent des années d’errance à travers la France et l’Allemagne. Depuis ces contrées lointaines, Munch écrit à ses sœurs, ainsi qu’à sa tante Karen. Il est continuellement à court d’argent.

Lors d’un voyage vers le Havre, il contracte une fièvre rhumatismale ainsi qu’une bronchite et séjourne deux mois à l’hôpital. Il y apprend que sa sœur Laora a été internée à l’asile d’Oslo pour neurasthénie.

En réalité, elle a tenté de se suicider.  C’est aux abords de ce même asile que Munch peindra une créature poussant un cri.

Sa première grande exposition à Berlin au printemps 1892, alors qu’il n’a que 29 ans, déclenche un scandale. Ses toiles sont retirées des murs au bout d’une semaine seulement. Du jour au lendemain, il devient célèbre. Cette notoriété nouvelle l’encourage à continuer dans cette voie.

Le tableau représentant sa sœur Inger fait également partie du catalogue. La jeune avant-garde allemande est enthousiasmée. Elle voit dans son œuvre non pas quelque chose de grossier, mais au contraire de totalement novateur.

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Portrait de la soeur de l’artiste, « Inger en noir et violet », 1892, Musée national d’Oslo

Mai Britt Guleng, Nationalmuseum Oslo : « Munch a toujours à l’esprit l’oeil du spectateur. Il peint chaque toile de façon à ce que s’établisse une rencontre entre l’œuvre et celui qui la rencontre. Une œuvre qui touche personnellement le spectateur »

 

« J’ai vécu la période de l’émancipation de la femme. Durant cette période, l’homme est devenu le plus faible. »

Par le passé, Edvard Munch a été profondément blessé par des relations avec des femmes artistes. En 1897, il rencontre Mathilde Larsen, celle que l’on surnomme Tulla, fille de l’un des plus grands marchands de vin d’Oslo. Elle se révèle être une croqueuse d’hommes. En 1898, ils partent en voyage en Italie. Elle souhaite que Munch l’épouse. Mais ce dernier a peur de devenir dépendant et de perdre sa liberté d’artiste.

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Mathilde « Tulla » Larsen (1869-1942)

En 1902, ils se retrouvent à Åsgårdstrand , elle aurait prétexté une maladie. Ils boivent, se disputent, Munch se retrouve blessé à la main gauche par un tir de son propre pistolet… Il perd une phalange à la main gauche… Son outil de travail si précieux…

Après cet épisode traumatisant, Munch coupe tout lien avec Tulla.

Fin 1902, il est de retour à Berlin, et loue un atelier au n° 82 de la Lutzowstraẞe.

Il fait l’acquisition d’un appareil photo KODAK. La photographie le fascine. Un moyen d’étendre son propre regard. Il cherche à découvrir le moyen de dilater encore plus l’espace.

Dans le Cri, on retrouve cette imposante perspective qui fuit vers le haut, qui fait basculer l’espace vers l’avant et donne le sentiment que les personnages glissent vers l’observateur.

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Le Cri, 1893, Galerie nationale d’Oslo, Norvège.

Ce tableau pose la question: comment peindre la souffrance ? Dans l’art ancien, il s’agissait de peindre l’instant juste avant la souffrance à son paroxysme. Munch va peindre au contraire le moment le plus épouvantable, avec ce Cri, dont il peindra une série de pastels, de toiles. Ce personnage, sur un pont, la bouche ouverte verticalement, est le résultat d’un travail de tâtonnements. On croit souvent que le titre s’applique au son muet de ce cri. Mais le « cri » est celui de la nature. Sur la passerelle, on aperçoit deux ombres qui s’avancent. On voit au loin le fjord et un ciel de sang, ainsi que deux petits navires qui dérivent. A droite, un panneau rouge.

« J’aperçus le long cri sans fin traversant la nature »

Cette posture des deux mains couvrant les oreilles est tout à fait inédite. La mélancolie ancienne, représentée une main sur l’oreille, comme dans la Mélancholia de Dürer, était la norme.

Les obliques, ainsi que les lignes serpentines du Cri renforcent cette impression de stridence et de mouvement.

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Le Cri, 1893, détail.

 

Malgré les souvenirs douloureux vécus à Asgardstrand, il y passe les étés suivants.

Son thème de prédilection : l’irréductible fossé entre l’homme et la femme.

Pourtant, des démons continuent de hanter son âme. Son envie de boire devient de plus en plus violente. Il change physiquement.

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Autoportrait à la Marat,  clinique du Dr. Jacobson, Copenhague, 1908-1909

 

En 1906, il retourne à Berlin.

Munch expérimente la double exposition. Il cherche à adoucir les contrastes. Il joue sur la perspective afin de traduire la solitude dans son Autoportrait avec une bouteille de vin.

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Autoportrait à la bouteille de vin, 1906

En Allemagne, il plonge dans une dépression. « En moi cohabitent deux Munch. » Il boit tous les jours, et ne parvient plus du tout à se passer du vin. Ses démons le propulsent au sommet de son art : La Mort de Marat.

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La Mort de Marat, 1907, Musée Munch, Oslo

En Allemagne, il est de plus en plus prisé par les collectionneurs. En Norvège, les critiques ne faiblissent pas…

Il loue une petite maison à Warnemünde, ancien village de pêcheur où il peint des scènes de la vie au bord de la mer.

Sa dépendance à l’alcool ne va qu’en s’aggravant.

« Je connaissais des périodes d’intense euphorie et d’intense désespoir »

A l’été 1908, il passe ses journées à peindre sur la plage, à Warnemünde.

Les maîtres nageurs font office de modèle pour son immense triptyque représentant des hommes au bain:

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Hommes se baignant, 1906-1907, Musée Ateneum, Helsinki, Finlande

 

C’est alors qu’il commence à développer un délire de persécution. « Il était inévitable que je finisse par dérailler. »

Il fut victime d’une légère attaque cérébrale.

A l’automne 1908 à Copenhague, Munch est victime d’hallucinations et ressent une paralysie. Un ami le conduit dans une clinique psychiatrique dans la ville. Il utilise son appareil photographique pour retrouver l’homme derrière le masque.

Munch séjournera 8 mois au sanatorium. Il est de nouveau sur pieds. Les infirmières apprécient l’artiste fou et se laissent volontiers prendre en photo.

Son médecin, le célèbre Daniel Jacobson, devient son modèle.

 

Le succès artistique de Munch à l’étranger, a une répercussion directe en Norvège. Le roi le décore de l’ordre de Saint-Olaf. Il devient un homme riche

Dans un archipel au large du Fjord d’Oslo, il loue une ferme et s’y construit un nouvel atelier.

Il est devenu un véritable « moine » (ce que signifie son nom en norvégien). Il garde ses distances avec Oslo.

En 1912, il perce avant sur la scène internationale. Lors de l’exposition Sonderbund à Cologne, on réserve à 35 de ses toiles une place d’honneur au milieu de celles de Picasso, Cézanne et van Gogh.

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L’exposition Sonderbund à Cologne en 1912. on y aperçoit notamment l’Enfant Malade, Les Filles sur le pont et  la Madone de Munch.

 

Le Cri, devenu aujourd’hui une des toiles les lus célèbres, ne participe pourtant pas au triomphe. Des clichés montrent que le Cri était accroché en hauteur.

Pour nous, il s’agit sans conteste de la toile qui incarne mieux la vulnérabilité, l’isolation et l’angoisse de l’homme moderne.

 

Il achète en 1916 une maison dans les faubourgs d’Oslo, à Skoyen. C’est le début d’un grand isolement. Il se coupe de la vie affective. Dans cet atelier, il vivait au milieu de ses créations.

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L’artiste dans son atelier à Oslo, 1943

A la fin de sa vie, Munch reste fidèle à sa peinture. Il reste éloigné des courants artistiques de son époque, notamment le cubisme et l’art abstrait des années 1920.

Munch aime reprendre ses œuvres. Ces copies constituent une ressource non négligeable pour l’artiste. : après avoir vendue La jeune fille malade, il souhaite la reprendre pour lui. Dans ses différents ateliers, il vendait et refaisait ses œuvres car il voulait les garder et vivre avec. D’une part, une sorte d’auto-référence : une spirale autour de sa propre œuvre. D’autre part, il lui faut bien contenter les collectionneurs.

Munch, âgé de 70 ans, est alors le peintre scandinave le plus célèbre. Il a rejoint le cercle des « classiques de la modernité ».

Il souffre de cataracte. Peindre devient plus difficile…

A Ekely, il erre dans son immense bâtisse.

En Allemagne, les Nazis relèguent son art au statut d’ »art dégénéré », et retirent officiellement, en 1937, 82 tableaux de Munch exposés dans les musées allemands. Le peintre norvégien sera profondément remué par cette situation, antifasciste mais considérait l’Allemagne comme sa seconde patrie.

 

Il meurt le 23 janvier 1944, à Ekely, à l’âge de 81 ans, des suites d’une pneumonie.

Il avait fait don à la mairie d’Oslo après l’invasion allemande, le 18 avril 1940, de la plus grande partie de sa collection personnelle, environ un millier de tableaux, 4 500 dessins et aquarelles et six sculptures.

 

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La Danse de la vie, 1899, Galerie Nationale d’Oslo.

 

La seule chose qui lui importait, était d’exprimer ce qu’il ressentait…

 

 

Pour approfondir:

A lire: Atle Naess, Munch. Les couleurs de la névrose. Hazan, 2011

A écouter: « Une vie, une oeuvre », par Matthieu Garrigou-Lagrange, France Culture, « Edvard Munch », émission du 24/12/2011

A regarder: Edvard Munch. Un peintre et ses démons. Un documentaire de Wilfried Hauke. ARTE, 2013.

Arrêt sur image

« L’Odalisque brune » de François Boucher, cachez ce séant que je ne saurais voir.

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François Boucher, L’odalisque brune,  1745?, musée du Louvre.

Au XVIIIe siècle, bien que l’opposition académique persiste, la demande de petites peintures de cabinet va croissant. Un style nouveau, le style rococo, fait une place de choix à ce genre et impose de nouveaux sujets : Antoine Watteau crée la fête galante, sorte de scène sentimentale idéalisée ; François Boucher invente la pastorale dans laquelle il place des couples de bergers amoureux, richement vêtus, ou des nymphes et autres divinités, dans un paysage bucolique. La scène de genre prend donc un ton franchement profane et est chargée de pittoresque, d’exotisme et d’érotisme.
François Boucher est le parfait représentant de ce style rococo. Après une formation auprès de François Lemoyne, il remporte le Prix de Rome en 1720 et séjourne en Italie de 1727 à 1731. En 1734, il est admis à l’Académie Royale de peinture et de sculpture. Remarqué par la marquise de Pompadour, maîtresse de Louis XV, il devient directeur de la manufacture des Gobelins et premier peintre du roi en 1765.

Si sa carrière connaît des succès officiels, il reçoit en revanche les critiques de Diderot et des encyclopédistes qui lui reprochent la facilité de sa technique et la frivolité de ses sujets.
Lorsque Boucher peint l’Odalisque brune, en 1745, il est un artiste très en vogue. Boucher aime représenter des scènes mythologiques ou pastorales, ainsi que des scènes de plaisir, qui renvoient aux mœurs dissolues de l’époque.

 

Une leçon d’érotisme

Ici, Boucher a peint sur un lit défait (constitué d’un amoncellement de coussins et de tissus), une jeune femme à moitié nue, allongée sur le ventre. Chemise relevée ou non tirée, elle tourne presque le dos au spectateur, mais tournant la tête vers lui, tout en exhibant son postérieur potelé. Elle réunit avant tout les traits singuliers de la mode sous le règne de Louis XV : teint laiteux, visage petit et potelé et corps généreux en courbes.
Le spectacle impudique du corps abandonné au désordre des étoffes confère un caractère délibérément licencieux à ce tableau. La position que Boucher a fait prendre à la jeune femme se veut aguicheuse, voire inconvenante. L’oeil est piégé par une habile construction géométrique : si l’on trace une première diagonale depuis le bas du tableau à droite, suivant la jambe gauche à demi repliée, jusqu’à la tête, puis une seconde depuis le coin supérieur droit, longeant le drapé bleu et se terminant dans le coin de la tablette, on trouve à l’intersection de ces deux lignes (le centre géométrique du tableau) le postérieur de cette odalisque. Ainsi, le fessier correspond parfaitement au centre géométrique du tableau, de manière malicieuse et un peu provocatrice de la part de l’artiste…
Le portrait de cette femme potelée, dans un salon au décor raffiné (objets de luxe – perles, cassolette en porcelaine, riche tapis, soieries…) s’inscrit bien dans le courant pictural rococo. La beauté du rendu des chairs et des diverses matières rend ce tableau presque poétique. Le rosé de la peau et la blancheur de la chemise contrastent savamment avec le bleu profond de l’étoffe en velours, et avec le gris bleu des draps et drapés sous le corps. Un rose foncé et un rose orangé viennent rehausser l’ensemble – plumes qu’elle porte sur la tête et début du tapis -.

Tout le tableau est fondé sur le pli (1) : pli à la fesse, pli au cou selon le même « Y », pli de l’étoffe de velours bleu, pli du tapis, que le pied de la table vient d’agripper lorsque la jeune femme l’a approchée d’elle. Le pli s’oppose à la régularité géométrique du mur et des coussins carrés au fond. Le pli fait scène et apporte à l’oeil une certaine satisfaction. La jeune femme se retourne, surprise, dérangée par le spectateur. Celui-ci pénètre dans un espace intime qui ne lui était pas destiné… Comme elle se retourne vers nous, de spectateurs nous voici devenus voyeurs malgré nous. Il s’agit bien d’une mise en scène qui théâtralise ce moment d’attente, d’invitation ou d’intimité, avec une composition savamment orchestrée par le peintre. Derrière cet appel au voyeurisme et cette leçon d’érotisme, Boucher fait aussi un hymne à la beauté, et nous immerge dans un monde où la jouissance est le maître mot : jouissance du corps, des textiles, des objets, mais également de l’art de peindre.

 

Un exotisme de boudoir

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Claude Duflos (graveur), Sultane lisant au harem, d’après F. Boucher, pour les Moeurs et Usages des Turcs, 1746.

Le titre évoque l’Orient des harems, objet de fascination érotique pour les peintres. Les odalisques étaient les femmes vivant dans un harem en Orient, qui fournissaient aux peintres galants le prétexte rêvé pour traiter des nus féminins chargés de sensualité et de volupté. Boucher accentue les influences orientales du thème dans son traitement de l’exotisme décoratif du boudoir.
Le décor rappelle l’Orient avec ses soieries aux reflets chatoyants, le paravent vert chinois (à l’arrière plan) et une cassolette débordant de bijoux posée sur la table.

Les coussins, la table basse, le paravent et l’aigrette sont des allusions aux harems de la Turquie ottomane. Les cheveux de la jeune femme sont retenus par un tissu évoquant un turban, qui lui donne des allures de courtisane orientale. Au milieu de tous les objets précieux et exotiques qui l’entourent, elle se trouve elle aussi assimilée à quelque luxueuse babiole… On retrouve ici le « fantasme du harem » qui inspirera de nombreux peintres. En effet, cet exotisme à la turque était très à la mode au XVIIIe siècle, comme en témoigne le tableau de Nattier, Mademoiselle de Clermont à son bain.

Dans la littérature, on traduit à la même époque les Mille et une nuits (2) ; et les Lettres persanes de Montesquieu sont publiées en 1721…

 

Un nu novateur

Cette odalisque est caractéristique « des nus roses et pulpeux » de Boucher. Les nus sont des tableaux très importants dans son oeuvre, en rupture avec la hiérarchie des genres. L’Odalisque brune n’est ni un portrait, ni un personnage mythologique. Boucher avait déjà peint des femmes nues, mais dans un contexte mythologique, comme c’est le cas de Léda et le Cygne (1742, Stair Sainty Gallery, New York) ou encore de sa Diane sortant du bain (musée du Louvre).

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François Boucher, Diane sortant du bain, 1742, musée du Louvre.

Mais ici, il s’agit d’un nu très érotique sans substrat historique. Ainsi, on pourrait classer ce tableau parmi les scènes de genre. Boucher a eu une activité très féconde en tant que peintre de genre, avec une clientèle la plus large possible. Il s’agit peut-être d’une commande ou bien c’est le peintre lui-même qui a décidé de ce sujet pour capter une certaine clientèle. Il s’agit peut-être d’une illustration d’une certaine littérature érotique, correspondant à l’époque au courant libertin (on pense à des auteurs tels que Diderot ou Crébillon (3).

Jean-Honoré Fragonard, en 1763-64, peindra ses Baigneuses (4) ; puis ce sera Goya, avec sa Maja desnuda (1797-1800) (5) ; et enfin Edouard Manet, avec son Olympia de 1863 (6). Mais c’est bien Boucher le premier qui rompit ce « pacte » de la hiérarchie des genres.

 

Un modèle controversé

Le visage de la jeune femme, minutieusement rendu, semble un portrait. Pourtant, on ignore qui elle est. Très vite, on susurre qu’il s’agit de Madame de Pompadour ? Mademoiselle de Saint Gratien ? Ou encore, de Marie-Louise O’Murphy (de Boisfaily), jeune maîtresse de Louis XV. Diderot y verra la propre épouse de Boucher, Marie-Jeanne Buzeau (1716-1796), qu’il épousa en 1733, considérée à l’époque comme la plus belle femme de Paris. Cette séduisante jeune femme posait souvent pour son mari, ce qui, même dans la société permissive du XVIIIe siècle, fit parfois scandale.
L’aversion du philosophe Diderot pour Boucher était telle, qu’il reprochera à l’artiste d’avoir prostitué sa femme (7) ! Mais rien ne permet d’affirmer qu’elle ait servi de modèle pour ce tableau. Il n’a pas de mots assez durs pour fustiger l’art de Boucher… Si Boucher est si apprécié de la noblesse, et si peu des philosophes, c’est plutôt parce que ses oeuvres représentent ce qu’ils exècrent: la légèreté et la frivolité. Ce tableau est décliné en deux exemplaires : une femme brune qui est exposé au Louvre et une femme blonde, qui serait le portrait de l’une des maîtresses de Louis XV, exposé à l’Alte Pinakothek de Munich (8).

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François Boucher, L’Odalisque blonde, portrait présumé de Mademoiselle O’Murphy, 1752, Alte Pinakothek, Munich.

Les années passant, l’intérêt pour Boucher déclinera, avec l’arrivée du néoclassicisme, qui l’accuse d’avoir introduit un genre fade et maniéré… On critique également le mélange des genres chez ce « peintre d’histoire » qui donne dans la joliesse et oublie le beau, dans la galanterie et la frivolité à la place du sérieux et de la morale. Démodé, mais clairvoyant, il aura l’intelligence de confier son élève à Joseph Marie Vien, le célèbre Jacques-Louis David.

 

(1) Selon le critique Stéphane Lojkine.

(2) La première traduction française est l’oeuvre d’Antoine Galland publiée de 1704 à 1717.

(3) Claude-Propser Jolyot de Crébillon (1707-1777)

(4) Musée du Louvre.

(5) Musée du Prado, Madrid.

(6) Musée d’Orsay.

(7) Diderot, qui s’y connaissait en matière de galanterie, écrira pourtant la tirade suivante à propos du salon de 1767 et de l’exclusion d’un Jupiter et Antiope : « Car enfin, n’avons-nous pas vu au Salon, il y a sept à huit ans, une femme toute nue, étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l’attitude, la plus facile, la plus commode, à ce qu’on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse. Je ne dis pas qu’on en eût mieux fait d’admettre ce tableau et que le comité n’eût pas manqué de respect au public et outragé les bonnes mœurs. Je dis que ces considérations l’arrêtent peu, quand l’ouvrage est bon. Je dis que nos académiciens se soucient bien autrement du talent que de la décence. N’en déplaise à Boucher qui n’avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme d’après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse […] »

(8) Deux versions de ce tableau nous sont parvenues, toutes deux conservées en Allemagne, l’une dans les collections de l’Alte Pinakothek de Munich, l’autre dans les collections du Wallraf-Richartz Museum de Cologne.

Une vie, une oeuvre

Manet, le secret

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Sophie Chauveau est connue en librairie pour sa grande série publiée chez Télémaque et consacrée aux peintres italiens du Quattrocento : Lippi, Botticelli, De Vinci (1), ou encore sa biographie de Diderot (2), et celle du peintre Fragonard (3), salué par les spécialistes du XVIIIe siècle. Ses ouvrages se situent entre récits biographiques et écriture romanesque. On le constate encore avec son dernier roman, consacré au peintre Edouard Manet, artiste majeur du XIXe siècle, et initiateur de la peinture moderne.

Qui était vraiment Manet ? Sophie Chauveau nous brosse le portrait d’un homme complexe, dans une époque en mutation : la fin du XIXe siècle, le Second Empire, la Commune de 1871, la Troisième République.

 

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Edouard Manet, photographié par Nadar, 1874.

 

Pourquoi avoir eu envie d’écrire un livre sur Manet ?

« C’est un des plus grands peintres du monde ! Donc c’est facile d’aimer Manet. D’autre part, c’est une clef pour entrer dans le XXe siècle. Picasso a dit : Je ne serais pas peintre sans Manet. »

Manet vient d’une bonne famille. Son père veut qu’il fasse du droit, Manet n’en a pas du tout envie, il s’engage dans la Marine et part au Brésil.

Le scandale vient, mais pas la notoriété picturale… Manet détruit ses tableaux jusqu’à trente ans. Une fois sur deux, ses toiles sont refusées au Salon officiel. Aujourd’hui, nous sommes incapables de comprendre pourquoi le vert du Balcon fait scandale. Et pourtant, à l’époque, Manet est considéré comme un révolutionnaire. Un « rebelle en redingotes », selon les mots de l’auteur !

 

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Le Bain ou Le Déjeuner sur l’herbe, 1862, Paris, Musée d’Orsay.

Le Déjeuner sur l’herbe : Pourquoi un tel scandale ?

Une femme nue entre deux hommes habillés, en train de discuter. Nous sommes en 1863 à Paris. L’outrage s’est passé au sein même du Palais de l’Industrie, qui héberge tous les ans le Salon officiel de peinture. Le tableau de Manet n’aurait jamais dû y être exposé, car il faisait partie des quatre mille œuvres refusées cette année-là. Afin de calmer la colère des artistes et soucieux de sa popularité, l’empereur Napoléon III vient d’ordonner la création d’un Salon des Refusés. A l’époque, seuls les sujets tirés de l’histoire ou de la mythologie peuvent justifier la nudité.

Le Déjeuner sur l’herbe bafoue toutes les conventions morales et picturales. L’Académie dicte des règles incontournables, garante du « bon goût »… Imiter les anciens, réaliser des œuvres à l’aspect fini ; et surtout, privilégier le travail à l’atelier, sur celui en plein air.

Au XIXe siècle, la bourgeoisie a pris le pouvoir, et est très sérieuse. Ce mélange nu/habillés, cette décontraction… est insupportable !

« Ce qui me touche dans son travail, c’est sa précision et sa sincéritéIl peint ce qu’il voit, et cela nous parle encore aujourd’hui ! C’est inacceptable pour l’époque » S. C.

 

Pourquoi un tel titre, si mystérieux ?

« Ce n’est pas moi qui aie eu l’idée de rajouter Le Secret au titre, c’est mon éditeur, et effectivement, ce sont des tas de secrets à tous endroits. »

Parmi ces secrets, un secret de famille. En effet, Manet n’aurait jamais reconnu son fils, Léon, qu’il aurait eu avec sa femme Suzanne Leenhoff, pianiste d’origine hollandaise. La raison de ce refus d’assumer l’enfant est assez énigmatique, de même que les relations qu’il entretenait avec cet enfant. Ce dernier l’avait toujours appelé « parrain », d’où une certaine ambiguïté. Manet n’a cessé de le prendre comme modèle tout au long de sa vie. Il figure notamment dans le célèbre Déjeuner dans l’atelier, peint dans l’appartement familial de Boulogne-sur-mer.

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Le Déjeuner dans l’atelier, 1868, Munich, Neue Pinakothek. 

Manet a également entretenu une relation secrète avec Berthe Morisot, une des rares femmes à s’être imposée dans le groupe des impressionnistes. Un amour impossible, Manet étant déjà marié, ils se cacheront jusqu’à ce que Berthe épouse le frère de Manet. Sophie Chauveau va même plus loin : Berthe serait tombée enceinte de Manet, et aurait perdu l’enfant. Beaucoup de secrets, donc.

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Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872, collection particulière.

 

Manet, peintre des écrivains…

Manet a entretenu plusieurs amitiés sincères avec certains écrivains contemporains : Baudelaire, Zola, Mallarmé, dont il fera le portrait en 1876.

« Chez Manet, ce qui me plaît, c’est sa capacité à l’amitié » S. C.

Il fut très proche de Charles Baudelaire. « C’est un cerveau qui voit, Baudelaire, qui rencontre un œil qui pense, Manet. » Cette belle formule de l’écrivain Claude Arnaud traduit bien cette connexion que les deux artistes pouvaient entretenir. D’ailleurs Manet rendra de nombreuses fois hommage à son ami poète dans ses œuvres : le chat noir de l’Olympia, citation baudelairienne, ou encore le tableau de Jeanne Duval, maîtresse de Baudelaire. Pourtant, Manet n’est pas un peintre cérébral, ni nostalgique, ni théoricien de la peinture. Baudelaire a certainement voulu penser pour Manet. Ce dernier n’en avait pas besoin. C’est le divorce. Paradoxalement, on a peu de grands textes de Baudelaire sur son ami peintre, seulement des lettres, des passages dans les Salons.

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Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, 1864, Musée d’Orsay. A l’extrême droite, en bas, portrait de Charles Baudelaire; derrière lui, la main dans la poche, Edouard Manet.

… et ami des peintres

Mais Manet était aussi proche de ses confrères impressionnistes, même s’il ne s’était jamais considéré comme tel, et encore moins comme leur leader. Il entretenu une grande amitié avec le peintre Edgar Degas. Ce dernier avait été séduit par les idées progressistes de son confrère. La rencontre a lieu alors qu’ils copient au Louvre, à quelques mètres l’un de l’autre. Séduit par le talent de Degas, alors qu’ils ne se connaissent pas encore, Manet s’avance et lui dit : « Délaissez les grands thèmes de l’histoire, consacrez-vous plutôt à peindre la vie ! » Les deux hommes appartiennent à la haute bourgeoisie, ils sont du même monde, se plaisent, se reconnaissent.

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Edgar Degas, Monsieur et Madame Edouard Manet, 1869, Musée d’art de Kitakyushu, Japon.

Mais Manet est un homme de caractère. Son ami Degas l’avait peint, dans l’intimité, aux côtés de sa femme Suzanne, jouant du piano. Mais Manet, trouvant sa femme très mal peinte, décida de découper le tableau verticalement, à l’endroit même du visage. Degas sera très vexé, et on le comprend !

 

Les relations avec Paul Cézanne sont beaucoup plus tendues. C’est Claude Monet qui rapporte cette anecdote amusante. La scène se passe au café Guerbois, avenue de Clichy, le rendez-vous favoris des artistes dans les années 1870. Cézanne, après avoir serré les mains à la ronde, s’arrête devant Manet, toujours tiré à quatre épingles, et refuse de lui donner la main. Cézanne lui aurait dit : « Je ne vous sers pas la main, Mr Manet, je ne me suis pas lavé depuis 8 jours… »

Les deux se détestaient, et pourtant, ils sont du même monde. Manet, fils de juge parisien, Cézanne l’héritier d’un banquier d’Aix en Provence. Ils rivalisent avec les mêmes célébrités : les peintres académiques.

 

portrait manet degas
Edgar Degas, Portrait d’Edouard Manet, vers 1866-1868, Mine de Plomb, Paris, Musée d’Orsay.

 

 «Chaque époque est dotée par le ciel d’un artiste chargé de saisir la vie de son temps et d’en transmettre l’image aux époques suivantes. C’est toujours des pierres dont on a lapidé l’homme, qu’est fait le piédestal de sa statue.»

C’est par cette belle citation que Sophie Chauveau conclue son roman, tout en subtilité, nous dévoilant l’homme derrière l’artiste.

 

SOPHIE CHAUVEAU, Manet, le secret

Collection Folio (n° 6096), Gallimard.

Parution : 24-03-2016

 

 

Les propos de l’auteur retranscris dans cet article sont tirés d’une interview accordée à Web TV Culture. http://www.web-tv-culture.com/manet-le-secret-de-sophie-chauveau-719.html

 

Références :

(1) La Passion Lippi, 2003

Le Rêve Botticelli, 2005

L’Obsession Vinci, 2007

(2) Diderot, le génie débraillé, 2009

(3) Fragonard, l’Invention du bonheur, 2011

Cinéma

« Bruegel, le Moulin et la Croix », voyage au cœur de la peinture de Bruegel

Bruegel le moulin et la croix

 

Année 1564. Alors que les Flandres subissent l’occupation brutale des Espagnols, Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569) achève son chef-d’œuvre, « Le Portement de Croix ».

Dans cette « colossale miniature » d’1,70 m sur 1,24m, le peintre brabançon représente Jésus harassé au milieu d’une foule de personnages (ils seraient au moins 500 !), hommes, femmes et enfants, soldats, marchands ou simples badauds, opulents ou pauvres, malades ou bien portants… Certains personnages ne mesureraient qu’un millimètre !

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Pieter Bruegel l’Ancien, Le Portement de Croix, 1564, Vienne, Musée d’histoire de l’art.

Au premier plan, la Vierge éplorée soutenue par Jean et entourée de deux femmes suppliantes, richement vêtues.

Alors qu’il s’agit d’un épisode biblique, Bruegel peint les hommes de son temps, dans le contexte des guerres de religions.

Dans « Bruegel, le Moulin et la Croix » (2011),  le cinéaste polonais Lech Majewski (2) nous plonge littéralement dans ce tableau, en suivant le parcours d’une douzaine de personnages qu’il fait vivre une journée complète, du matin jusqu’au soir. Il imagine leur journée et décrit la suite des petits événements quotidiens – parfois bien cruels, parfois plaisants – qui ont pu les conduire jusqu’au paysage du tableau. Leurs histoires s’entrelacent dans de vastes paysages peuplés de villageois et de cavaliers rouges. L’immersion permet de saisir l’ambiance paysanne, avec réalisme et émotion.

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Extrait du film « Bruegel, le Moulin et la Croix »

Le film est donc un des rares exemples d’adaptation d’une œuvre picturale pour le cinéma (3).

Le Portement de Croix a été longuement étudié par l’historien de l’art Michael Francis Gibson dans son livre The Mill and the Cross (4), qui fournit la matière scientifique du film.  Selon le critique, « La démarche de Brueghel consiste à utiliser la situation politique immédiate pour faire comprendre l’histoire du Messie et non pas de prendre l’histoire du Christ pour condamner les exactions espagnoles ».

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Rutger Hauer dans le rôle du peintre Bruegel l’Ancien

Aucun dialogue, aucun récit suivi, mais des épisodes entremêlés. Les seules paroles du film sont réservées au peintre lui-même (incarné par Rutger Hauer), à son ami le collectionneur Nicholas Jonghelinck (Michael York) et, en voix off, à Marie (Charlotte Rampling), mère de douleurs…

 

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Charlotte Rampling prête ses traits à une Vierge Marie ravagée par l’injustice.

 

La démarche de Lech Majewski est originale et expérimentale. Ce voyage nous apprend comment Bruegel place le Christ au centre de sa vaste composition et, en même temps, le rend presque invisible. Le moulin qui surplombe étrangement la foule, du haut de son rocher, évoquerait à la fois le grain nourricier et la roue qui broie les êtres.

La toile s’anime sur le principe du tableau vivant grâce aux techniques numériques les plus pointues. En incrustant les comédiens de chair et de sang tantôt dans un paysage naturel, tantôt dans le décor du tableau, le réalisateur ne cesse de solliciter le regard du spectateur.

 

Un film atypique et ambitieux, d’une étrange beauté.

 

 

(1) Le tableau est exposé au Musée d’histoire de l’art de Vienne (Kunsthistoriches Museum).

(2) Lech Majewski (né en 1953), également photographe, est un vrai amateur d’art : il a notamment travaillé avec le peintre Julian Schnabel en tant que scénariste sur son précédent  film sur le peintre Basquiat.

(3) Déjà en 1965, René Clair signait son dernier film, Les Fêtes galantes, film dont l’intrigue partait d’un tableau représentant plusieurs personnages en costume du XVIIIe  siècle.

(4) Michael Francis Gibson, The Mill and the Cross, Acatos, Lausanne, publié en 2001.

 

 

 

Bruegel, le Moulin et la Croix  

de Lech Majewski

Film polono-suédois, 1 h 31

Bande-annonce

 

Arrêt sur image, Une vie, une oeuvre

Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), sculpteur de grimaces

Messerschmidt l'homme de mauvaise humeur
Franz Xaver Messerschmidt, L’homme de mauvaise humeur, entre 1770 et 1783, plomb, musée du Louvre. Crédits: Franz Xaver Messerschmidt – Musée du Louvre / Pierre Philibert

Vous avez certainement déjà vu, en photographie ou au Musée du Louvre, cette tête de caractère (1). Mais connaissez-vous vraiment Franz Xaver Messerschmidt ? Son œuvre est restée longtemps confidentielle et seuls les historiens de l’art et les amateurs de curiosités s’y intéressaient de près. Ce sculpteur né en 1736 et mort en 1783 doit sa gloire posthume à l’étonnante série de têtes de caractères qu’il a réalisées à la fin du XVIIIe siècle dans le secret de son atelier, et retrouvées après sa mort.

Rien de comparable n’existe dans l’histoire de l’art. D’autant que cet ensemble de spécimens témoigne d’une idée vraiment extravagante.

Qui était-il ?

Messerschmidt autoportrait
Franz Xaver Messerschmidt, L’artiste tel qu’il s’est imaginé en train de rire – Crédits: Bruxelles, Photo d’Art

Professeur-adjoint à l’Académie royale de Vienne et portraitiste des cercles aristocratiques et intellectuels vivant dans la capitale autrichienne, Franz Xaver Messerschmidt développe son art à son retour d’Italie, en 1766, en s’appuyant sur une riche tradition et une grande virtuosité technique.

Après un court séjour en Bavière, il s’installe définitivement en 1777 à Presbourg (actuelle Bratislava). C’est dans cette ville qu’il développe cette production de 69 têtes sculptées – qu’il avait initiée auparavant –, appelées après sa mort « têtes de caractère ». Exécutées en métal (un alliage fait majoritairement avec de l’étain et/ou du plomb) et en albâtre, ces têtes, exclusivement masculines et correspondant à différents âges, sont strictement frontales et surmontent l’amorce d’un simple buste. La représentation de l’expérience émotionnelle, la fidélité avec laquelle l’artiste rend l’expression du visage (yeux grands ouverts ou fermés par des paupières serrées, bouches grimaçantes, traits crispés) sont impressionnantes de maîtrise. Sans titre, sans signature et sans date, ces Kopfstücke ne semblent pas destinées à être vendues. Des noms leur seront arbitrairement donnés après le décès de l’artiste : L’Homme qui bâille, Un homme sauvé de la noyade, Un scélérat, L’Odeur forte

 

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Gravure représentant 49 des têtes de caractères réalisées par l’artiste

Pour bien comprendre l’originalité du sculpteur germano-autrichien Franz Xaver Messerschmidt, il convient de replacer son œuvre dans le contexte des préoccupations de l’époque. C’était le temps où, à travers la physiognomonie, Johann Kaspar Lavater (2) se faisait fort de discerner les liens unissant aspects du visage et traits de caractère, tandis que Franz Joseph Gall prétendait localiser grâce à la phrénologie – études des aspérités du crâne – les différentes fonctions de l’activité cérébrale. Ces rapports avaient été supposés depuis l’Antiquité, avec Aristote qu’on dit avoir été le premier à opérer ce type de rapprochement.

Ces recherches s’apparentaient, mais de manière beaucoup plus extrême, à celles de Charles Le Brun, premier peintre du roi Louis XIV, sur l’expression des passions.

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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XIII Le pleurer
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Charles le Brun, Expressions des passions de l’âme, 1727. Planche XVII L’Effroy

C’est la fréquentation de son ami, le docteur Franz Anton Mesmer (1734-1815), qui avait le plus influencé Messerschmidt. La bandelette posée sur ses lèvres serait une allusion aux expériences sur le magnétisme et l’hypnotisme auxquelles se livraient Mesmer. L’artiste s’inspira d’expressions de patients de ce fameux médecin, qui les traitaient à coups de baguettes métalliques. Celles-ci étaient censées évacuer les fluides magnétiques qui encombraient le corps de ses patients. Messerschmidt avait été impressionné par la souffrance provoquée chez les malades physiquement et mentalement.

Le sculpteur classique avait-il perdu la raison, ou bien avait-il voulu établir un catalogue d’expressions répondant à des stimuli internes ou externes ?

C’est un article écrit par l’historien d’art freudien Ernst Kris publié en 1932 (traduit en 1979 dans L’Image de l’artiste, avec pour coauteur Otto Kurz) qui fondera la notoriété internationale de Messerschmidt. S’autorisant de l’interprétation psychanalytique de documents et d’œuvres d’art qu’avait pratiquée Freud, il diagnostique la pathologie psychique dont souffre Messerschmidt à partir des « têtes de caractère » qui ont été en grande partie conservées et de la relation d’une visite en 1781 à l’artiste par l’homme de lettres Friedrich Nicolai, partiellement traduite pour la première fois dans le catalogue de l’exposition du musée du Louvre (3) :

« … Il se pinçait, faisait des grimaces devant le miroir et croyait que sa façon de maîtriser les esprits avait les effets les plus admirables. Heureux d’avoir découvert ce système, il avait décidé de le transcrire, en reproduisant ces proportions grimaçantes et de les transmettre à la postérité. Il existait à son avis soixante-quatre grimaces différentes. Il avait déjà achevé, au moment où je lui rendis visite, soixante têtes différentes ; elles étaient soit en marbre, soit dans un alliage d’étain et de plomb. […] Toutes ces têtes étaient des autoportraits. »

Il meurt dans l’actuelle Bratislava en 1783, vraisemblablement d’une pneumonie.

 

 

 

 

 

 (1) La Tête du Louvre fit partie à Vienne de la collection de Richard Beer-Hofmann (1866 – 1945). Ayant figuré au musée historique de Vienne depuis 1939, elle fut restituée en 2003 aux héritiers du collectionneur dont les biens avaient été confisqués par les nazis.

(2) Théologien suisse allemand, Lavater dans L’art de connaître les hommes par la physionomie affirmait que si les traits du caractère étaient liés à ceux du visage, ils étaient aussi localisés dans différentes parties du cerveau.

(3) En 2011, le musée du Louvre à Paris présenta une exposition monographique qui faisait état de l’avancée des recherches sur l’œuvre de ce sculpteur hors norme Elle a eu lieu du 28 Janvier 2011 au 25 Avril 2011, a été la première exposition organisée en France sur cet artiste. Guilhem Scherf fut le commissaire de l’exposition.

Sources :

Jean-François POIRIER, « MESSERSCHMIDT FRANZ XAVER – (1736-1783) ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 8 juin 2016.

Sherf &M. Pötzl-Malikova dir., Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), catal. expos., éditions du musée du Louvre-Officina libraria, Paris-Milan, 2010.

Emission du 22.02.2011 « Les Mardis de l’expo » d’Elisabeth Couturier, France Culture.