Documentaire

« Vincennes, l’université perdue », de Virginie Linhart

Vincennes fac ouverte à tous
Image extraite du documentaire Vincennes, l’université perdue

Le film retrace une aventure humaine, celle de l’université de Vincennes, créée à l’automne 1968, où a enseigné le père de la réalisatrice, le philosophe Robert Linhart.

Une université dont il ne reste plus qu’une vaste clairière dans le bois de Vincennes. Vincennes a tout simplement été effacée de la surface de la terre, mais elle reste vivante dans les esprits de ceux qui la fréquentèrent. Leurs souvenirs, associés à des images d’archives rares, nourrissent ce documentaire à la fois touchant et politique. A travers son film, Virginie Linhart rappelle qu’une autre façon d’enseigner a existé en France, et que ce modèle a fonctionné.

Vincennes a attiré les meilleurs professeurs du pays, les plus grands intellectuels des années 1970 y ont enseigné, marqués très à gauche : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Hélène Cixous, François Châtelet, Jean-François Lyotard, Madeline Rebérioux, ou encore Robert Castel. Pour la première fois, cette université était ouverte aux non-bacheliers, aux ouvriers, aux paysans, sans limites d’âge.

« C’est une aventure non seulement intellectuelle, mais aussi politique, idéologique, qui fonctionne pendant douze ans, qui permet à des milliers de gens de changer de vie et d’itinéraire » Virginie Linhart

Selon la réalisatrice, « il ne reste plus rien de cela. Ce dont souffre notre société aujourd’hui, c’est que l’on efface, on oublie, et j’avais envie de raconter cette histoire pour nos enfants, pour qu’ils sachent qu’on peut inventer une nouvelle université. »

L’université de Vincennes, créée dans la foulée des événements de mai 68 sous l’impulsion du tout nouveau ministre de l’éducation nationale du général De Gaulle,  Edgar Faure, était chargée de répondre aux revendications des mouvements étudiants. Il prend conscience qu’il va falloir créer, en plein baby-boom, des infrastructures pour recevoir de nouveaux étudiants, mais en dehors de Paris… Une annexe de la Sorbonne. Cette mission est confiée à l’époque à Raymond Las Vergnas, alors doyen de la Sorbonne, qui travaille avec des maîtres assistants dont Hélène Cixous (1) – alors professeur à Nanterre -, Pierre Dommergues (2), – professeur émérite décédé cet été – et Bernard Cassen (3)… Ils ont alors une trentaine d’années et décident de réaliser l’université de leurs rêves :

  • L’abolition des hiérarchies,
  • Plus de grades,
  • Ouverture à tous, à tous les milieux sociaux, à tous les âges,
  • Suppression des cours magistraux pour favoriser le dialogue,
  • Création des crédits (UV)

 Hélène Cixous à propos de cette « utopie » :

« Moi, je voulais faire sauter les examens. Je me suis dit qu’il y avaient d’autres moyens, comme le contrôle continu, au lieu d’imposer des violences et des épreuves en permanence. Et puis, je pensais qu’il fallait détruire la hiérarchie, il faut ouvrir, dialoguer, échanger, d’ailleurs c’est ça, l’enseignement ! »

La grande inspiration est américaine : c’est Berkeley, avec la contre-culture américaine et les plus grands professeurs.

Et ça marche. L’université est créée à l’origine pour 7000 personnes. Elle ouvre en janvier 1969. En 1975, elle accueille 32 000 étudiants du monde entier, des réfugiés, et encore aujourd’hui, partout dans le monde, des gens se réclament de Vincennes.Tous les plus grands linguistes, psychanalystes, philosophes, historiens, cinéastes, de France, de l’étranger, sont là !

A Vincennes, les gauchistes sont chez eux. « C’était sans doute le dernier lieu où l’on pouvait vivre mai 68 une fois que mai 68 était mort » – Gérard Miller, qui a lui-même étudié à Vincennes.

L’université ouvre beaucoup de possibilités. D’abord, l’ouverture du premier département de cinéma, – que Godard a voulu diriger ! -, mais également du premier département de psychanalyse par Serge Leclerc. Une vraie révolution ! Lacan y a même donné une conférence, et il aurait dit : « Ce que vous voulez c’est un maître, et vous l’aurez. »

Et surtout, l’originalité du centre est la création de cours du soir pour les salariés, ce qui, selon un ancien étudiant, Pierre Josse, fut pour lui « une revanche sur des études universitaires que l’on avait pas pu faire ».

Gilles Deleuze
Gilles Deleuze fait cours à Vincennes, extrait du documentaire.

Le documentaire présente des images d’archives rarissimes : Gilles Deleuze en train de faire cours, la clope à la main, les étudiants assis autour de lui, prêts à débattre, les magnétos posés sur la table.  « Un professeur merveilleux d’intelligence, très socratique », selon Elisabeth Roudinesco, ancienne élève aujourd’hui historienne de la psychanalyse. « Il commentait les textes avec sa voix chantante, on avait des vrais maîtres, ils élaboraient leur pensée en même temps qu’ils enseignaient. Je me souviens de Michel Foucault, il avait un côté étonnant, d’une grande élégance. Dès qu’il parlait : la somme d’érudition ! ».

Michel Foucault
Michel Foucault à Vincennes, extrait du documentaire.

Michel Foucault, derrière son micro, répond à une question posée à un étudiant… « Vous m’avez demandé pourquoi je parle du pouvoir. Je parle de ce dont je parle parce que ça me fait plaisir. Pas même mes amis juges ne m’empêcheront de dire ce que j’ai envie de dire. Personne n’est forcé de me lire, ni de m’entendre. » Il part très tôt de l’université, car il avait depuis longtemps le projet d’être candidat au Collège de France. Les étudiants lui reprochaient de faire des cours magistraux comme à la Sorbonne… Mais dès qu’il a été élu au Collège, tous les étudiants de Vincennes ont couru l’écouter…

François Châtelet, en revanche, allait avec beaucoup d’enthousiasme à Vincennes. On le voit faire cours en classe, entouré d’étudiants fumant, l’interrompant, le défiant. Quelle liberté ! Le seul désir d’apprendre, pas de bachotage. A aucun moment ne se pose la question : est-ce que l’on fait des études pour apprendre un métier, pour l’avenir ?

Une anecdote émouvante et drôle est évoquée dans le film : un camionneur venant  draguer une jeune fille à l’université, puis qui commence à s’intéresser aux cours, et s’inscrit finalement en histoire… et qui est devenu professeur agrégé d’histoire médiévale ! Il témoigne de cette expérience qui a bouleversé sa vie, en s’inscrivant presque par hasard. « J’ai pris le goût de l’histoire par les enseignants ! Il y avait des gens qui vous donnait envie de faire de l’histoire, et de travailler. »

Mais petit à petit, l’université devient un « marché de la drogue ». La localisation de Vincennes, isolé, était un lieu idéal pour le trafic de drogue.

En 1980, l’université de Vincennes est déplacée à Saint-Denis, contre l’avis des étudiants, qui s’organisent pour manifester. Sur ordre du ministère, le déplacement s’organise en catimini, le plus vite possible.

Détruite aussi rapidement qu’elle fut construite, en trois jours, l’université fut-elle la victime d’une haine politique ? C’est la question que soulève Virginie Linhart.

Que reste-t-il ? Une émotion.

Le film se termine par une certaine nostalgie, une tristesse, même.

« Je repense à ce qui a déclenché ce film. Il me reste ce rêve tenace, d’une université pas comme les autres, où l’on enseignerait et étudierait sans la pression et la normalisation d’aujourd’hui, où l’on apprendrait dans le plaisir et la liberté. En tous cas, la clairière reste libre. »

A bon entendeur…

 

(1) Agrégée d’anglais en 1959, docteur ès lettres en 1968, elle est à l’origine de la création de l’université de Vincennes. Elle obtient le poste de professeur et fonde le Centre d’études féminines et d’études de genre, pionnier en Europe. Depuis 1983, elle tient un séminaire au Collège international de philosophie.

(2) Pierre Dommergues mettra sur pied, avec Bernard Cassen, le département d’anglo-américain (qui deviendra le département d’études des pays anglophones), dont il sera le premier directeur. Il y impulsera une conception pédagogique novatrice des études : approche pluridisciplinaire et comparative (il intégrera dans le corps enseignant des sociologues, historiens, philosophes, politologues, écrivains de renom), travail en petits groupes, cursus organisés en unités d’enseignement et modules, association des étudiants au processus pédagogique, modèle qui se généralisera à Paris 8. L’expérience des premières années fondatrices de Vincennes est relatée dans le livre Vincennes ou le désir d’apprendre (coédition Alain Moreau/Paris 8, 1979), paru pour célébrer le dixième anniversaire de la création de l’université (peu avant son transfert autoritaire à Saint-Denis).

(3) Bernard Cassen, agrégé d’anglais, docteur d’État, a été, en 1968, l’un des fondateurs de l’université de Vincennes. Pendant plusieurs années, il a dirigé le Département d’études des pays anglophones. Il a ensuite participé à la création, en 1992, de l’Institut d’études européennes au sein de cette Université. À partir de 1992, il y est titulaire d’unechaire européenne de sciences politiques. Depuis 2000, il est professeur des universités émérite et vice-président du Conseil d’administration de l’Institut.

 

 

Vincennes, l’université perdue a été diffusé sur Arte le mercredi 1er juin et est disponible en replay sur Arte+7 (ici)

Podcast de La Grande Table (1ère partie) sur France Culture (ici)

 

 

1 réflexion au sujet de “« Vincennes, l’université perdue », de Virginie Linhart”

  1. Bonjour Betty,
    Enseignant au département des sciences de l’éducation j’ai fréquenté l’université de Vincennes dans les années 70. Nous préparons un évènement pour le cinquantenaire, pas un anniversaire mais peut-être l’occasion de repenser le futur et ce sur l’idée que vous avez saisi, « Il me reste ce rêve tenace, d’une université pas comme les autres, où l’on enseignerait et étudierait sans la pression et la normalisation d’aujourd’hui, où l’on apprendrait dans le plaisir et la liberté » … J’aimerai pour le futur un enseignement qui enseigne au bonheur. Libérer les cerveaux des pulsions de l’immédiat pour les initier au désir.
    Vaste programme mais en tombant sur votre blog (recherche sur Vincennes) je reprends espoir. Bonne continuation et je vous invite à nos manifestation à partir de 2018. (première, un colloque sur les épistémologies du sud les 16-17-18 mai bientôt un site sur internet) et ensuite à la rentrée 2018 et sur l’année universitaire.
    Bien à vous
    M.Ben

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